Lettres du monde 2020 – "Un nouveau monde ?" en mouvement et en ligne
La littérature sait ce qu’il en est de l’urgence. Elle sait ce qu’il en est de la crise car elle n’a cessé, au fil des siècles, de jouer ce rôle de vigie. Tour à tour consolatrice ou militante, la littérature est ce qui nous protège et nous tient éveillés, critiques et sensibles. Cette histoire-là nous oblige et quand bien même la crise sanitaire nous empêche de nous retrouver, physiquement, autour des livres et des auteurs, il faut tout faire pour que continue d’exister la rencontre vivante avec le texte.
Aussi, quand Lettres du monde, comme les autres organisateurs de festivals, a dû annoncer l’annulation du festival qui nous anime depuis 17 ans, nous avons décidé de faire autrement, de faire quand même. Les contraintes sanitaires nous avaient déjà conduits à réorganiser la formule. Faute de déplacements "lointains", nous avions prioritairement retenu des auteurs vivant en Europe. Exilés ou résidents, ils incarnent souvent, à l’instar de Velibor Čolić ou Fatima Daas, la résistance et la force des mots face aux désordres ou aux injustices. Contraintes de jauge obligent, nous avions certes réduit la taille des rencontres, mais nous avions prévu de les multiplier en conservant l’ancrage territorial de la manifestation en Nouvelle-Aquitaine.
Bien qu’en quelques jours, l’organisation de ce festival d’urgence ait été balayée par le confinement, l’équipe de Lettres du monde est toujours sur le pont. Sur le pont avec les établissements scolaires, toujours ouverts, dont les enseignants souhaitent a fortiori conserver leur rencontre avec un auteur. Une rencontre qu’ils préparent depuis plusieurs semaines et qui prend, dans l’actuel contexte, une importance plus grande encore. Recevoir, quand même, un auteur, qui plus est étranger, c’est certes prendre une "bouffée d’air", mais c’est aussi affirmer que la vie des idées fait partie de ces nécessités que les librairies incarnent sans conteste. Rarement, sans doute, les enjeux citoyens et sociaux de l’éducation artistique et culturelle n’auront été aussi flagrants et je remercie tout particulièrement les enseignants et leur équipe dirigeante d’avoir accepté de "résister" avec nous.
Sur le pont, encore, via Internet et les réseaux sociaux puisque nous avons développé toute une série d’initiatives pour que les auteurs continuent à nous parler. Nous avons d’abord demandé aux invités du festival de présenter, en quelques minutes, le livre qu’ils choisiraient pour imaginer un nouveau monde. Au côté de cette mosaïque, la formule "3 questions à" permettra à nos modérateurs de s’entretenir avec quelques-uns des auteurs qu’ils auraient interviewés pendant le festival. Nous avons également sollicité les librairies et bibliothécaires partenaires du festival en leur demandant d’écrire leur coup de cœur, tandis que quelques éditeurs nous diront ce que représente pour eux Lettres du monde, cette forme si particulière d’itinérance littéraire à l’échelle d’une région.
Dans tous les cas, il s’agit de faire exister le festival et ses valeurs : faire entendre les textes, le cas échéant dans leur langue originelle, donner la parole aux auteurs, mais aussi à ces compagnons essentiels du festival que sont les éditeurs, les libraires et les bibliothècaires-médiathèquaires. Merci à tous ces partenaires d’avoir accepté d’être à nos côtés. Sans doute cette édition à distance du "nouveau monde" — dont nous ne soupçonnions pas, voici quelques mois, la portée ironique du titre — n’est-elle qu’un pâle avatar de ce qu’elle aurait été si nous avions pu nous rencontrer dans les bibliothèques, médiathèques, lycées, dans les universités… Mais elle maintient tout de même le contact en inventant des formes de médiation du livre qui infléchiront durablement nos pratiques. Car (mieux !) travailler avec le numérique, ce n’est pas seulement reconnaître les services que ce "nouveau" medium peut apporter au livre, c’est souligner le caractère irremplaçable de la rencontre.
Espérons pour finir que cette édition Lettres du monde – Un nouveau monde ? réussira à nous emmener vers cet ailleurs politique, géographique, social… que constituent les univers de Hoda Barakat, Rachid Benzine, Rodolphe Barry, Giosuè Calaciura, Velibor Čolić, Claro, Fatima Daas, Négar Djavadi, Gauz, Thomas Gunzig, Eddy L. Harris, Joseph Incardona, Kapka Kassabova, Karina Sainz Borgo ou Etgar Keret, du Liban à Israël en passant par les États-Unis, le Maroc, la Suisse ou la Côte d’Ivoire... Cette fonction "d’évasion", Lettres du monde la revendique pour son festival.
S’échapper, mais pour être encore plus présents à nous-mêmes, ensemble.
Alexandre Péraud
Président de Lettres du monde