Le cinéma, à la vie, à la mort : dans la peau de Jean-Charles Hue
Crise sanitaire oblige, Jean-Charles Hue, comme de nombreux réalisateurs de cinéma documentaire, n’a pas tourné depuis bientôt deux ans. Le Bordelais en a profité pour écrire Ti Ana, projet de long métrage documentaire soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine qu’il va, si tout se passe bien, tourner cet été à Tijuana, au Mexique. Celui que la famille Dorkel1 surnomme affectueusement Charlie aime se perdre dans cette ville frontière, pour mieux se retrouver grâce au cinéma. Avant qu’il n’y disparaisse à nouveau pour plusieurs mois, profitons de sa présence pour visiter les méandres de la création de ce réalisateur-nomade si singulier.
Des racines, hors sol
Né dans une banlieue parisienne où il a grandi, Jean-Charles Hue ne se sent pas attaché à un territoire particulier, sinon celui du cinéma. Enfant réservé, isolé socialement, il se réfugie dans le dessin et les films. Et déjà, le cinéma n’est pas pour "passer un bon moment" et simplement se distraire : il se projette dans les histoires pour mieux les vivre et quitter la réalité pour un instant. Durant une année, il est confié à sa grand-mère, veuve de guerre, qui vit un peu dans le passé mais aussi dans un monde magique où visions et déplacements d’objets dans la maison font partie du quotidien. Le cabanon du fond du jardin devient la matrice, effrayante et attirante à la fois, d’aventures, de fantasmes et d’histoires en devenir.
Aujourd’hui, cette période le renvoie au "génial" Alice au pays des merveilles, socle psychanalytique qui est la base de sa philosophie de vie et de sa quête cinématographique : "Le réel n’est pas ce que l’on croit, il peut déraper sous nos pieds." De fait, il a gardé cette capacité enfantine à s’échapper, aller voir ailleurs et en revenir.
"L’artifice de la fiction qui s’invite dans le réel est, pour le réalisateur qu’est devenu Jean-Charles Hue, magique et admirable."
Adolescent, il est marqué et troublé par des images d’archives de la Seconde Guerre mondiale que son père a enregistrées sur plus de cinq cents cassettes VHS : films de propagande russes ou allemands, pour la plupart reconstitués, certains toutefois étaient bien réels. Jean-Charles Hue est admiratif de ces quelques opérateurs plus fous, plus passionnés, plus inconscients que les autres, qui se sont mis en danger de mort pour quelques plans de chars ennemis à l’attaque ou d’explosions. Parfois, dans cette urgence et ce danger omniprésents, l’opérateur prend le temps et la peine d’utiliser un réflecteur pour mettre en lumière un soldat occupé à creuser un trou à la hâte pour se protéger des obus qui pleuvent. L’artifice de la fiction qui s’invite dans le réel est, pour le réalisateur qu’est devenu Jean-Charles Hue, magique et admirable.
La méthode Hue, ou les chatières du temps
"On aurait dit que…" : Jean-Charles Hue revendique le premier degré et considère qu’il n’y pas le cinéma d’un côté, et la vie de l’autre. Les deux sont imbriqués et lui ne se lasse pas, en enfant joueur, de remettre en scène le réel : chez les Dorkel, une fausse bagarre peut déraper en vraie baston en quelques minutes. Alors le réel reprend ses droits. Sa formation artistique le pousse au happening, une façon de ne pas seulement rechercher le cinéma qui l’intéresse mais plutôt l’événement qui pourrait être intéressant, pour avoir l’impression de vivre ce qu’il se passe. Quand trop de signes indiquent qu’il est en train de "faire du cinéma", cela sonne faux, il sort du fantasme. Et ça ne règle pas ses problèmes. Car la réalité ne lui convenant pas, le cinéma est aussi un moyen de survivre.
À l’instar d’un peintre, Jean-Charles Hue fonctionne par périodes : il consacre plusieurs années de sa vie à son sujet, à sa communauté d’adoption du moment : la famille Dorkel, puis la Zona Norte de Tijuana dans la foulée. Il se fond dans le paysage, s’intègre dans des groupes de personnages hauts en couleur, rencontrés au gré des circonstances, dont certains deviennent ses amis. Au fil des ans, ce sont des centaines d’heures de rushes accumulées, en 16 mm, Super 8 ou numérique. Il tourne seul, sans équipe. Et prend d’innombrables et quotidiennes notes : ses premiers films sont pensés et conçus comme des poèmes, un montage imaginaire du contenu de ses carnets, à la Mekas2. Un plan sur des fleurs, une femme à moitié nue qui passe dans la rue, un reflet de lumière dans une vitrine deviennent un enchaînement abstrait, poétique : "femme nue/fleurs rouges/reflet lumineux." Ces premiers montages peuvent être complètement bousculés par le réel. Hue cite Herzog, ses Fitzcarraldo et Aguirre, dont la narration initiale ne cesse d’être empêchée par les événements et les acteurs.
Cette matière cinématographique, accumulée au fil des ans, permet au réalisateur de passer d’un personnage à l’autre et d’une époque à l’autre, via le montage. Un même personnage peut avoir plusieurs vies grâce aux films de Jean-Charles Hue, alors que sa vie réelle s’arrête parfois de façon violente et prématurée : l’un des personnages-clés du scénario de Ti Ana vient de se faire tuer lors d’une matanza, ces expéditions punitives du narcotrafic. Hue perd un personnage de son futur film et un ami d’un seul coup. Dans cette ville où plusieurs époques se côtoient, le présent et la réalité le rattrapent. Il doit rééquilibrer sa vie réelle et sa vie de cinéaste : 90 % du scénario proviennent de son vécu et de personnages existants.
"Le cinéma, c’est comme la vie ou la séduction, si c’est trop direct, ça fonctionne moins bien. Il faut esquiver, aller de côté, revenir…"
… Et payer la dîme !
La proximité avec le danger, et parfois avec la mort, fait basculer le réalisateur dans un état second où la perception du réel est tout autre. Un monde de visions, fait d’alchimie et nourri d’adrénaline. Ce moment (de) trouble où l’on ne sait plus où en sont les choses, Jean-Charles Hue l’a expérimenté à plusieurs reprises, comme cette soirée bien arrosée avec Fred Dorkel, le gitan, qui, dans son délire éthylique, lui tire dessus à balles réelles : une intronisation radicale dont l’explication du tireur se résume à : "Tu nous suis avec ta caméra pour faire tes films, maintenant tu dois payer la dîme !" Hue s’en remet et relativise : "Faire un certain type d’images, ça se paye." Il faut donc du courage, assurément, mais la peur est toujours présente. Cela implique de se dépasser sans cesse, avec le désir profond d’en faire une image qui a du sens, en tant que réalisateur et pour soi-même. C’est être sur une ligne de crête permanente : "La caméra est la preuve de ce que je suis en train de vivre : quand on me tire dessus, on tire sur le spectateur."
Tijuana mon amour
Comment expliquer cet éternel retour dans la ville frontière la plus célèbre au monde ? Jean-Charles Hue la découvre tardivement, à près de quarante ans, et ne peut, depuis treize ans, s’empêcher d’y retourner. Car "quelque chose se trame là-bas". C’est, dans un premier temps, la ville du fantasme d’un certain cinéma, celui de Peckinpah – qui fut marié à l’actrice mexicaine Begona Palacios – ou du film Taxi Driver : Tijuana est ce lieu outlaw où se mélangent plusieurs époques, un petit New York des années 1970, avec ses voitures vintage et les prostituées sur les trottoirs. Hue avoue sa naïveté de croire que la Grosse Pomme est restée celle du film de Martin Scorsese, lui qui ne se retrouve pas dans "ce monde high tech, hipster, chromé, bio et très propre". À Tijuana remonte le désir de l’image, de la fiction, grâce aux films qui l’ont marqué adolescent. Ici, il peut faire des films dans lesquels il trouve sa place.
Le film retrouvé
Sur le point de repartir au Mexique pour concrétiser le tournage de Ti Ana, Jean-Charles Hue redécouvre des images Super 8 tournées il y a quelques années à Tijuana, qu’un laboratoire en faillite avait égarées.
Silencieuses, ces images sont "belles et magiques" : le réalisateur y retrouve l’un de ses personnages, Ana, prostituée, droguée et à moitié folle. Elle a perdu ses trois enfants et erre dans la rue la plupart du temps. Jean-Charles Hue se remémore les circonstances de ces retrouvailles : alors qu’il est en train de commander des tacos à un vendeur ambulant, il voit Ana et l’interpelle. Celle-ci, sans un mot, le tire par le bras et l’emmène. Ils n’ont pas fait cinquante mètres quand une voiture arrive : une rafale tue sur le coup un homme qui commandait lui aussi des tacos.
Jean-Charles Hue suit alors Ana jusqu’à sa chambre d’hôtel où il filme cette séquence : la jeune femme qui sort de la douche à moitié nue et qui prépare des lentilles pour son invité. L’ambiance est saturée de vapeur, l’image est sombre, granuleuse et ne laisse entrevoir que quelques détails. Et un plan : trois angelots tatoués dans le bas du dos d’Ana.
"C’est ça le genre de situation qui me plaît et qui explique pourquoi je filme. La mort de ses enfants l’a rendue folle, mais Ana a peut-être un don qui m’a sauvé la vie", conclut le réalisateur.
1La famille Dorkel, Yéniches du Nord de la France, fut le sujet et le cadre d’une série de films documentaires ou de fiction de Jean-Charles Hue : Mange tes morts et La BM du seigneur, entre autres.
2Jonas Mekas est un réalisateur lithuanien. Émigré à New York au début des années 1950, il devient le chef de file du cinéma underground américain. Il fonde la Film Maker’s Cooperative et l’Anthology Film Archive, première cinémathèque du cinéma indépendant et d’avant-garde.