"Bac à sable" : jouons notre vie !
Vecteur d’expérimentations, le jeu vidéo est le sujet de nombreux documentaires. Proposant un travail innovant, Charlotte Cherici et Lucas Azémar présentent leur nouvelle production : Bac à sable. Les deux réalisateurs haut-viennois ont reçu le soutien du CNC pour la conception de ce documentaire atypique, tourné à l’intérieur même du jeu vidéo Grand Theft Auto V.
Courses de voitures, épreuves sportives, épopées fantastiques, simulations de vie, ou encore casse-tête, le jeu vidéo explore de nombreuses thématiques via différents genres et types de réalisations. Jeux en 2D, en 3D, en réalité virtuelle, avec une manette ou un clavier, sur console portable, de salon, ou sur ordinateur ou smartphone, les déclinaisons sont quasi infinies. Jeux en ligne, histoires solo, mais aussi jeux en multijoueur en local, là encore, les possibilités sont nombreuses et chaque type de jeu a trouvé son public au fur et à mesure du temps. Tel est le cas du deuxième jeu le plus vendu au monde depuis sa sortie en 2013 : Grand Theft Auto V.
Plus connu sous les simples lettres GTA V, le titre de Rockstar Games cumule à l’heure actuelle plus de cent cinquante millions de copies vendues à travers le monde. Le jeu est composé de deux modes, "histoire" et "en ligne" (ou online). Le premier est une aventure en solo dans les rues de San Andreas, état fictif de Californie, où le joueur incarne tantôt un membre d’un gang de rue, tantôt un ex-braqueur ou encore un ancien pilote de chasse. Ces multiples personnages se croisent et s’attirent des ennuis dans les rues de Los Santos, une ville inspirée de Los Angeles. Le joueur y suit l’histoire, l’incarne et avance selon le scénario prédéfini par les concepteurs du jeu. Tous les joueurs vivront alors la même histoire.
L’autre mode, le online, propose une extrême liberté de mouvements et d’actions. Les joueurs peuvent y mener leur vie, remplir des objectifs ou simplement arpenter les rues de Los Santos. Il n’y a pas d’intrigues prédéfinies par les développeurs, juste quelques missions annexes que le joueur est invité à suivre ou non selon l’envie. De là naissent des serveurs dits de roleplay ("jeu de rôle") où chaque joueur incarne un personnage, interagit en tant que tel et peut revivre des événements de la vie réelle. Les histoires s’y construisent ensemble, par et pour les joueurs présents.
Partant de ce dernier mode de jeu bien spécifique, Charlotte Cherici et Lucas Azémar ont décidé d’en faire le sujet principal de leur travail, Bac à sable, un documentaire tourné exclusivement dans GTA V sur le serveur francophone le plus fréquenté, GTALife Lite.
Reconstitution virtuelle
Faire un documentaire à l’intérieur d’un jeu en ligne, voilà une idée étonnante ! Et pourtant…
"Nous avons d’abord été assez fascinés par des diffusions en ligne, sur la plateforme Twitch, des serveurs roleplay de GTA, notamment dans le rapport à la fiction, à la mise en scène de soi", explique Charlotte Cherici. Ces serveurs possèdent en effet une spécificité de taille : la scénarisation. Il ne s’agit pas uniquement de mener à bien des missions, mais de vivre sa vie, d’avoir un personnage et un rôle, de le faire évoluer de mois en mois, voire de réinterpréter des épisodes de l’Histoire contemporaine à l’intérieur du jeu. Ainsi, on peut aussi bien jouer des moments quotidiens – comme s’inscrire à une auto-école, participer à un cours de yoga, trouver un emploi – que reconstituer des événements historiques ou politiques, tels l’investiture d’Emmanuel Macron, la crise des gilets jaunes, des attentats terroristes ou encore des procès en assise.
Cette pratique, qui peut sembler étrange vue de l’extérieur, est pourtant répandue. De nombreux jeux parmi les plus vendus et les plus connus sont des jeux de simulation de vie : Animal Crossing, les Sims… Même si les comparaisons s’arrêtent au genre, on constate à travers ces titres et l’expérience roleplay de GTA V une volonté de transformer, de raconter, d’évoluer ou même de contrôler son environnement. Tout est question d’histoire, d’intrigue, de scénario. Et quoi de mieux que GTA V, dont la modélisation propose le berceau même de toutes les histoires, Hollywood, pour cela ?
Cette scénarisation mélange habilement jeu vidéo et jeu de rôle traditionnel, d’où le terme de roleplay lorsqu’on évoque ces pratiques. Par sa nature, le serveur GTALife Lite cultive les décalages : entre les vies réelle et virtuelle d’abord ; puis entre le fait qu’il s’agisse d’une réplique de ville américaine et des événements français. "Autre chose qui nous a intéressés dans le fait que ce soit un univers autour des joueurs et de la ville de Los Angeles qui est ici reproduite, c’est le rapport aux États-Unis et comment les gens se projettent dans des schémas dans lesquels on a été baignés enfants, où Hollywood a imprégné nos imaginaires et comment les joueurs réinjectent cet imaginaire dans leur roleplay", nous raconte Lucas Azémar. "GTA est connu par tous, au moins de nom, même par des personnes qui ne jouent pas, mais ils ignorent ces serveurs roleplay et ces autres façons de jouer." Il existe aussi, dans le mode en ligne, des propositions de scénarios. Ceux-ci sont décidés collectivement, avec un script à tenir, des rôles à jouer et des modérateurs pour veiller à la bonne tenue des événements. À leurs côtés, il y a les PNJ, personnages non-joueurs, qui évoluent eux aussi dans les environnements numériques et avec lesquels il faut composer. Ils sont gérés par l’intelligence artificielle du jeu et parlent en anglais. Libre aux joueurs de les intégrer ou non dans leurs scénarios. Pour le reste, la communication s’effectue via les micros des joueurs, donnant une dimension orale plus proche de la réalité, plus palpable.
Forts de ces constatations, de la visualisation des diffusions en ligne sur Twitch et d’une certaine fascination pour ce type de pratique ludique, Charlotte Cherici et Lucas Azémar ont décidé d’une part de réaliser un documentaire sur le sujet et, d’autre part, de le tourner intégralement à l’intérieur du jeu.
Tourner dans un univers virtuel
Leurs avatars, nommés Merlin Thompson et Rudy Kern, ont arpenté caméra au poing les rues de Los Santos à la rencontre de ses habitants. "Pour renforcer notre crédibilité et clarifier notre démarche, nous avons souhaité nous équiper de caméras. Seuls les journalistes officiels ayant accès à la ville, nous avons rédigé des CV et lettres de motivation pour nos personnages dans le but de décrocher un entretien d’embauche et de rejoindre l’équipe de Weazel News, la chaîne d’information de Los Santos", expliquent les réalisateurs. Dans le jeu, les caméras ne sont pas de simples accessoires : elles permettent de filmer, mais aussi, comme dans la vie réelle, d’attirer l’attention, les questionnements, d’interroger les gens sur leur pratique du jeu ou leur personnage. De la même façon que dans un documentaire traditionnel, les scènes s’enchaînent dans la vie de tous les jours ou lors d’événements plus importants, ou encore lors d’entretiens face caméra avec différents protagonistes.
Le documentaire s’est ainsi construit petit à petit. Si, à l’heure actuelle, il n’a pas encore atteint sa forme définitive, Charlotte Cherici et Lucas Azémar réfléchissent cependant à sa diffusion. Ils souhaitent le projeter à l’intérieur même des cinémas de Los Santos, de quoi boucler la boucle d’une réalisation et d’une diffusion internes au jeu. L’expérimentation est double : il y a l’idée de copier le réel pour l’inclure dans le jeu lorsque celui-ci s’attache à provoquer dépaysement et divertissement, et celle de construire un documentaire entièrement virtuel, mais sur quelque chose de bien réel. Car oui, GTA V Online est un jeu, mais c’est aussi une plateforme qui rassemble des individus, leur propose un bac à sable de construction collective autour d’une volonté commune et de scénarios concertés.
Bac à sable
"Avec Bac à sable, nous voulons documenter cette mise en fiction qui s’invente à plusieurs, par et pour le jeu", précisent les réalisateurs.
Bac à sable s’annonce comme un documentaire passionnant, sur une pratique méconnue. Car GTA V n’est pas uniquement un jeu violent et transgressif comme on peut le penser. Le documentaire de Charlotte Cherici et Lucas Azémar propose des scènes du quotidien, des témoignages d’avatars et de joueurs, mais aussi une plongée dans les coulisses avec les fameux modérateurs qui veillent à la bonne tenue des scénarios, servent de médiateurs en cas de conflits, aident les joueurs et les joueuses qui en ont besoin.
Les deux réalisateurs questionnent la pratique du jeu vidéo, ses détournements et les expérimentations qui en découlent à travers un film documentaire au parti pris audacieux. Nous attendons donc sa finalisation avec impatience pour découvrir cette autre facette vidéoludique de GTA V.