L'Envoûtement : un cinéma qui embrasse le handicap
L’auteur-réalisateur Nicolas Giuliani vient d’achever le tournage et la postproduction de son dernier film, un moyen métrage de fiction pensé, réalisé avec et pour des personnes en situation de handicap. Une histoire d’amour, devant et derrière la caméra, commentée par le cinéaste et son producteur Gautier Raguenes.
Les bases d'un projet atypique
Mai 2020, la crise sanitaire s’installe durablement. Les tournages prévus sont annulés, les auteurs et les autrices, calfeutrés chez eux, écrivent des scénarios, en lien ou non avec la dure réalité. Les sociétés de production, en prévision de jours meilleurs, déposent quantité de dossiers de demande d’aide à la production aux différents fonds spécialisés. Les Films Hatari sollicitent le fonds néo-aquitain pour le projet de moyen métrage L’Envoûtement de Nicolas Giuliani, dont le synopsis minimaliste évoque déjà tout un univers : "Dans un établissement maraîcher qui fait travailler des personnes en situation de handicap, Bruno et Céline vivent
en parfaite harmonie... Jusqu’au jour où Lucie intègre l’équipe des éducateurs." L’auteur-réalisateur a écrit et pensé son film autour de l’Esat1 de Chauffailles, en Saône-et-Loire, qu’il connaît bien : adolescent, il s’y rendait régulièrement avec ses parents pour acheter des légumes cultivés et vendus par les résidents. Une confrontation qui le gêne et l’intrigue. Puis un épisode le marque plus particulièrement : pour peser un kilo d’oignons, la personne qui les sert fait des allers-retours entre la cagette de légumes et la balance, d’un bout à l’autre de la pièce, avec un oignon en main à chaque voyage. Si la scène amuse l’adolescent sur le moment, elle resurgit
plus tard chez l’adulte devenu réalisateur, qui se questionne sur la notion de temps et d’espace : "Avec le cinéma, on peut raconter quelque chose de la temporalité des gens. Le documentaire nous apprend que la durée d’un plan raconte une parcelle de la durée d’un être vivant."
Le projet étant soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et par le Département de la Dordogne, il faut dès lors trouver un lieu de tournage adapté. C’est la visite de l’Établissement public départemental de Clairvivre, non loin de Salagnac, en Dordogne, qui confirmera la possibilité d’ancrer le projet sur le territoire néo-aquitain. Construite au début des années 1930, la Cité de Clairvivre était initialement destinée à accueillir les blessés aux poumons de la Première Guerre mondiale et leurs familles. Aujourd’hui, cette petite ville en pleine nature accueille quatre cent cinquante personnes en situation de handicap, accompagnées par trois cent cinquante professionnels. La directrice, Myriam Duval, et les éducateurs accueillent le projet de film à bras ouverts, l’une des missions
d’un Esat étant d’offrir à ses résidents un épanouissement culturel.
Construire un film
Au même titre que le célèbre feu de Jack London, il faut du temps, de la patience et une certaine forme d’amour de l’art pour ériger la structure financière, technique et humaine d’un tel projet. Avec le concours de Thierry Bordes, de l’association Ciné Passion en Périgord, la prise de contact avec la direction de Clairvivre se fait facilement. La crise sanitaire empêche la perspective d’un tournage immédiat. La production et le réalisateur proposent alors la mise en place d’ateliers cinéma pour les résidents. Neuf volontaires souhaitent participer aux neuf ateliers qui auront lieu quatre jours par mois, de septembre 2021 à mars 2022. Le but de ces ateliers pédagogiques est de permettre aux résidents de concocter des haïkus documentaires, réalisés en trois plans et sans logique narrative. Ces micro-films donnent à voir quelque chose de leur regard, de leur façon de voir le monde, des personnes qui les entourent et de ce qui les émeut. Mis bout à bout, ils constitueront un regard collectif, fragmentaire et impressionniste de l’endroit où ils vivent. Une démarche proche de celle d’Alain Cavalier lorsqu’il réalisa sa série de portraits2.
Si l’un des buts de ces ateliers est pour le réalisateur d’identifier les futurs comédiens et comédiennes du film en devenir, ils constituent aussi le meilleur moyen de poser les bases d’une confiance mutuelle entre un lieu, ses habitants et une équipe de tournage, en respectant le rythme de vie des résidents. Une note de production va dans ce sens : "Souvent l’équipe de tournage est parachutée dans un décor, n’a que quelques heures pour inventer, jouer, mettre en scène une situation. Nous sommes conscients – à la place que nous occupons – que c’est à chaque fois un véritable pari. A fortiori quand les rôles principaux sont tenus par des personnes autistes ou trisomiques. [...] Donner du temps à Nicolas sera notre beau souci, à nous, producteurs."
Filmer et mettre en scène une personne en situation de handicap
Fort de sa cinéphilie et d’une expérience du cinéma documentaire, Nicolas Giuliani détermine précisément en amont du tournage les implications de son histoire sur les acteurs en situation de handicap. Au cours d’ateliers et de recherches diverses, il s’est intéressé principalement à la vie amoureuse de ces personnes. Ses personnages, Bruno et Céline, vivent une histoire d’amour harmonieuse quand l’arrivée d’une nouvelle éducatrice perturbe cet équilibre : Bruno en tombe amoureux. Dès l’écriture du scénario, les éducateurs consultés l’ont averti que cette situation ne pouvait pas exister dans la réalité, car elle met en jeu un rapport de pouvoir et de domination à proscrire. C’est en cela que L’Envoûtement sort d’un cadre documentaire et entre pleinement dans une narration fictionnelle. Le réalisateur ne souhaite effectivement pas filmer des personnes handicapées dans leur quotidien et leur réalité, mais raconter une histoire d’amour, avec des personnages fictifs et des comédiens pour l’incarner. Cette démarche a plu à la direction de Clairvivre car elle permet d’amener les résidents ailleurs, de ne pas leur faire rejouer ce qu’ils et elles sont déjà. "Cela évite une forme de vol, de prédation, et favorise la création", précise le cinéaste. Gautier Raguenes évoque le travail du réalisateur Werner Herzog, qui n’a pas d’empathie pour ses personnages parce qu’ils sont fragiles mais les filme comme des personnes entières, qui luttent, et jamais comme des victimes. Nicolas Giuliani confirme cette référence : "Il y a dans ce projet beaucoup plus qu’un défi. C’est une tentative d’illuminer le mystère de l’autre. Ne pas chercher à expliquer. Mais donner à ressentir de quoi l’être tout entier est la réponse." De fait, c’est cette ambition cinématographique qui est éthique et respecte au mieux ces femmes et ces hommes.
Soigner par le cinéma ?
À la suite des ateliers organisés il y a quelques années dans un autre Esat, Nicolas Giuliani rapporte ses impressions : "Je rencontrais une quinzaine de résidents. Certains, muets comme des pierres, venaient pour m’observer plus que pour parler. D’autres, comme des écoliers craintifs et scrupuleux, répondaient laconiquement à chacune de mes questions. Mais la majorité se mit à s’ouvrir, à se libérer de ce qui n’avait peut-être jamais été dit, à pleurer parfois. Comme je l’avais pressenti, le fait que je sois inconnu et que je sois là pour ça ouvrait une brèche. Durant ces échanges, l’essentiel se passa hors des mots. Ce fut plus une question de regard que de communication. J’observais quelque chose de la violence et de la pudeur. De la révélation et du secret. Du manque et des interdits. Je voyais les regards couchés, les épaules raides, les mains nouées. J’entendais les débits accélérés et le tumulte intérieur. Il me semblait qu’il y avait dans ces échanges quelque chose qui vibrait plus fort que si j’avais parlé d’amour avec quelqu’un qui n’était pas handicapé, une émotivité extrême accentuée par la difficulté à se faire comprendre... L’énigme de l’amour était là, nue et intouchée, vibrante comme dans un cœur d’enfant." Après le tournage de L’Envoûtement et sa longue préparation, il est difficile pour le réalisateur ou le producteur d’en mesurer les effets, bénéfiques ou non. Ils ont gardé à l’esprit que ce sont des personnes qui vivent ailleurs. Il faut donc travailler en essayant de dépasser ce fait et ne pas faire comme si cela n’existait pas. "Il a fallu jouer, composer avec ce qu’ils étaient. C’était joyeux, ludique, et ils étaient heureux de faire le film, ça leur a fait du bien", se rappelle Nicolas Giuliani. Le temps de parole en dehors du tournage a permis de créer un lien qui atténue les différences et augmente la confiance. "C’est l’acte de création qui est de l’ordre du soin. C’est diffus, compliqué de voir à quel point cela agit de façon déterminante", précise Gautier Raguenes. Et le réalisateur de conclure : "Je suis très attaché à l’idée qu’un plan de cinéma est une demeure, habitée par le regard. Un endroit de pacification où peuvent s’exprimer des violences. Des choses
peuvent se régler dans ce cadre."
1. Un établissement et service d’aide par le travail (Esat) est un établissement médico-social de travail protégé, réservé aux personnes en situation de handicap et visant leur insertion ou réinsertion sociale et professionnelle (source : Wikipédia).
2. Portraits de Alain Cavalier, documentaire d’Alain Cavalier, Caméra One Télévision, 1987 et 1991
L’Envoûtement, Fiction, 2023, 47 min, Auteur-réalisateur : Nicolas Giuliani, Producteurs : Michel Klein, Gautier Raguenes (Les films Hatari), Alice Bégon (Les films d’argile) Interprètes : Guillaume Drouadaine, Manon Carpentier, Élise Lhomeau