Sous l’angle du temps
Avec Cent quarante signes, Alain Veinstein publie un grand roman, aussi beau que nécessaire. À partir de ses tweets, il compose un journal hybride, grave, drôle, au plus près du cœur. Souffler sur les braises devient un jeu, mais exprime aussi la quête d’un être à vif, pour qui la recherche du contact procure une énergie nouvelle. Le livre glisse sur des superpositions de temps, grâce à la finesse d’une construction à étages. Le lecteur suit, au jour le jour, cette exploration de la mémoire couplée au désir du présent. L’enchaînement des tweets donne l’impression d’une réflexion continuelle, d’une pensée qui ne s’arrête pas. Retour sur cette expérience, plus que littéraire, lors d’une série de questions-réponses.
Didier Vergnaud1 : Le titre annonce clairement l’importance de votre matière, les tweets, leur rôle prépondérant comme nouvel enjeu pour l’écriture, et par là l’originalité de ce livre.
Alain Veinstein : Twitter, j’y suis venu par hasard, ma fille m’a obligé à ouvrir un compte, à partir de là il a fallu que je tape quelque chose, que j’utilise cet outil pour renouveler ma propre expérience de la littérature.
Il a les vertus du "direct", pour parler comme à la radio ; il est envoyé à chaud quand il s’impose à vous ; vous l’envoyez, et puis vous pouvez en lancer un autre, qui peut le contredire complètement. Vous avez aussitôt un retour, parce que vos abonnés, éventuellement, vous retweetent, ce qui est une forme de réponse.
Alors que quand vous publiez un livre de littérature, les retours sont quelquefois rares, et souvent très éloignés de l’expérience d’écriture.
D.V. : De quelle façon votre livre s’est-il composé, comment avez-vous installé les tweets dans un système littéraire, quelles influences ont-ils eu dans la trame narrative.
A.V. : Pour moi, un livre est un livre et non pas un recueil d’éléments épars. J’ai utilisé les tweets comme les matériaux d’un livre à venir, qu’il a fallu ensuite que je construise, que je compose. J’ai dû "composer" avec les tweets pour qu’ils ouvrent le livre et puissent s’y tenir. Chemin faisant, des fils sont tirés, des thèmes apparaissent. Si un thème recouvre tous les autres, c’est bien celui du temps, sous la forme de la présence du vieillissement, par exemple, mais pas seulement : le temps qui reste, le temps gâché, le temps passé, le temps perdu…
J’ai choisi la forme d’une sorte de faux journal, qui accentue cette idée de séquences extraites du temps qui passe.
Le travail de mise en forme en vue du livre change évidemment le mode de lecture. On est loin du tweet envoyé au coup par coup et qui vole de ses propres ailes ; la lecture exige la continuité ; il faut que le discontinu rencontre le continu ; il y a tout un travail d’affrontement des vides. Je m’y suis essayé le plus près possible de l’expérience originaire, quand vous tweetez dans le métro, dans la rue ou n’importe où, sous le coup d’une inspiration soudaine. Le « plein » apparaît, si tout va bien, sous le vide. Quand on envoie un tweet, on ne sait pas toujours ce qu’il signifie, et lorsqu’on le reprend en vue d’un livre s’ouvrent des chemins multiples, avec des résonances qu’on n’avait pas forcément perçues. Et qui peuvent être des amorces de fiction.
D.V. : Vous écrivez des choses très fortes concernant l’intériorité, les aveux, la mise à nu, et vous jouez beaucoup avec la vérité.
A.V. : Il y a un jeu de la vérité même dans le mensonge, dans les fictions que je glisse de temps en temps, notamment avec les personnages féminins, dont cette fameuse « femme au chien » qui, en fait, n’existe pas.
En permanence je m’interroge sur les possibilités de changer de vie, de tourner la page, dans l’espoir que les jeux ne sont pas faits une fois pour toutes, que tout reste possible, qu’il y aura encore des commencements.
D.V. : C’est un livre à lire lentement, complètement, à chaque page nous trouvons des choses puissantes, très vite on oublie la forme, vous vous libérez de ce souci formel.
La contrainte du cent quarante signes disparaît, le lecteur est pris dans le mélange des histoires.
A.V. : Le projet était de détourner l’espace communicationnel de Twitter vers l’espace de la littérature. J’ai adopté très vite la contrainte des 140 signes, grâce à mon expérience du poème, qui, en principe, ne se paye pas de trop de mots. Twitter est une école de concision. Je ne fais plus tellement de différence entre l’écriture des tweets et celle des poèmes.
D.V. : Vos phrases crépitent, n’est-ce pas le fait de la contraction extrême de la forme, confrontée au temps long que vous brassez entre l’enfance et l’actuel, donnant l’impression d’une charge de vie très intense ; la réussite du livre se situe à ce niveau.
A.V. : La contraction vient aussi de mon expérience de la poésie et de la recherche constante de l’intensité, que se soit dans les poèmes, les romans ou les tweets. Il n’y a pas un gros travail d’écriture, il y a mon capital, et quand une phrase arrive, je la tourne dans ma tête, lorsqu’elle me paraît évidente, je la tweete et libre soit sa fortune.
D.V. : Je voulais vous questionner sur l’humour dans votre livre, d’habitude vos poèmes sont plus graves. La surprise est incroyable, de juxtaposer une méditation sur le temps avec un roman nourri de rires clairs. Il y a de très beaux passages sur les jeunes filles et leurs rires.
A.V. : J’ai écrit des choses drôles dans mes poèmes, même si elles ne font rire que moi. J’ai cette faculté de déloger le comique des choses, ce qui est étrange, car, dans la vie, pour tout vous dire, je ne sais pas rire.
D.V. : À un certain moment vous dites qu’il faut mettre du silence dans la poésie.
A.V. : Dans les poèmes il y a toujours trop de mots. Il faut faire des trous dans les poèmes, des trous dans lesquels, avec un peu de chance, le mystère peut se loger.
D.V. : Très concrètement comment on installe du silence dans un poème : avec du blanc ? des espacements entre les mots ?
A.V. : Avec le blanc, bien sûr, mais aussi avec des mots qui ont une forte teneur en silence.
D.V. : Il y a des mots qui font taire d’autres mots ?
A.V. : Le blanc se rebiffe de temps à autre, le blanc sort ses griffes, qui sont des mots, il y a comme ça des mots de silence acéré.
D.V. : Le silence, vous en parlez beaucoup dans Cent quarante signes, par rapport à votre expérience d’homme de radio, mais aussi par rapport à votre approche intime de la parole ; ce silence est-il une défense ?
A.V. : Je me méfie des discoureurs, des bavards, des gens qui parlent pour ne rien dire, la parole est une chose sérieuse, nécessaire.
À la radio j’ai appris le silence, et en apprenant le silence, j’ai appris à faire de la radio ; le plus souvent dans les interviews, le silence fait peur, il est comparé à un gouffre qu’il faut combler rapidement en posant une autre question, dont l’effet est de détourner la parole vers un autre objectif que celui de départ.
Je laisse au contraire le silence s’installer, aussi longtemps qu’il le faut, et mon interlocuteur peut reprendre le fil, là où l’hésitation l’avait arrêté, pour aller dans des régions parfois insoupçonnées, que l’auteur n’aurait pas découvertes si j’avais posé immédiatement une autre question.
D.V. : Est-ce qu’entre deux tweets on peut dire que le silence s’installe ?
A.V. : C’est la vie qui s’installe ; au fond, le tweet n’est qu’un instant dans le cours de la vie.
D.V. : Est-ce que le tweet a transformé quelque chose dans la façon dont vous communiquez, est-ce devenu un besoin pour vous de continuer à tweeter.
A.V. : C’est vrai que j’ai fini presque par être dans une addiction, en commençant par tweeter un peu, puis beaucoup ; maintenant j’ai du mal à m’en passer. Après ce livre j’ai arrêté quelques jours, puis j’ai rechuté. Il a fallu que je continue. Ces bribes de 140 signes sont devenues indissociables de ma vie.
On peut vivre les choses, les moments, en fonction des tweets qu’ils recèlent. J’ai vécu avec les tweets pendant un an, vraiment avec, tout ce que je vivais se rapportait à ça, j’étais sans arrêt à l’affût d’une phrase saisie au vol ; c’était mon travail, je me confondais avec mon travail.
D.V. : Les retours de vos abonnés orientent-ils la suite ?
A.V. : Les retours sont importants, mais je n’engage pas de dialogues, qui, par définition, seraient sans fin.
D.V. : Une note plus sombre existe dans Cent quarante signes : vous inscrivez des remarques acérées sur la société, vous analysez son fonctionnement actuel, et cruel, avec une lucidité terrible.
A.V. : Je ne suis pas un sociologue, je n’ai pas de compétences particulières pour juger, mais j’ai des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre ; ce que je vois m’affole, notamment le fait du dépérissement de la culture dite sans rentabilité, écrasée par une culture industrielle aux mains de gens pour qui l’argent est l’unique valeur. Le désintéressement a largement disparu, en faisant disparaître du même coup l’intérêt.
D.V. : Ce livre vous a-t-il apporté de la fraîcheur, de la nouveauté ?
A.V. : Sur la vingtaine de mes livres publiés, c’est sans doute celui qui est le plus proche de moi.
Cent quarante signes
Alain Veinstein
Éditions Grasset, Coll. Littéraire
Septembre 2013
416 pages
20,90 euros
Isbn : 978-2-246-80543-4
1Didier Vergnaud est fondateur et directeur des éditions Le bleu du ciel.
De 1990 à 2010, il a publié L’Affiche, revue murale de poésie.