Le bordeaux rapproche Les Requins Marteaux et Cornélius…
Bègles, c’était le samedi 28 juin, il est 18 h et il flotte dans l’air une légère odeur de livres, merguez et vin rouge autour de la Fabrique Pola. L’ancien centre de tri postal a repris du service, en remplaçant ses facteurs par une multitude de regroupements artistiques et culturels, dont deux éditeurs de bandes dessinées : Les Requins Marteaux et tout récemment Cornélius.
Pour fêter ce tendre rapprochement de papier, Les Requins Marteaux ont lancé la première édition du "Parking Gratuit", une journée où l’on a pu s’amuser à sérigraphier la revue Franky et user de son plus beau sourire lors du casting de sa copine Nicole, le prochain numéro avec Cornélius aux commandes.
Afin de mieux comprendre cette folle attraction complotée par Franky Baloney et Jean-Louis Gauthey, j’ai tenté une approche des deux protagonistes entre une partie d’air-pétanque et la soirée dansante.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?
Jean-Louis : Ah moi je m’en rappelle très bien. Mais pour Franky, je serais curieux de savoir…
Franky : Je pense que j’accompagnais Cizo et Winshluss, quand ils venaient manger dans tes locaux à Paris. Ils ont dû m’y amener une fois ou deux.
JL : Hum, la première fois que j’ai rencontré Franky, c’était à Angoulême. Il accompagnait Winshluss sur notre stand, je lui ai offert des livres et il n’a pas dit merci !
F : Mais avec le temps, maintenant, tu me connais hein ? Oh purée… (rires)
JL : Oui j’ai une bonne mémoire, c’était en 2000. Mais ce n’est pas si grave, tu m’as remercié de différentes façons par la suite. (rires)
Le déménagement Albi-Bordeaux, c’était en 2011 pour Les Requins Marteaux, suivi cette année par l’arrivée de Cornélius, depuis 1991 sur Paris. Votre rapprochement chez Pola à Bègles, est-ce aussi une envie d’évolution dans vos projets éditoriaux ?
F : Oui et non, en revanche nous sommes beaucoup plus conscients de ce que l’on a en commun, notamment chez les auteurs.
JL : Des convergences avec Les Requins Marteaux, il y en a depuis très longtemps et c’est même étonnant que nous n’ayons pas collaboré avant. Les circonstances ne s’y prêtaient pas forcément à l’époque. Ils avaient plusieurs vies déjà, celle qui a démarré à Bordeaux permet donc que nos routes se croisent.
Comme Franky vient de le dire, vous avez plusieurs auteurs en commun, dont Blexbolex.
JL : Pour Blexbolex, c’est particulier, il voulait faire le livre à Cornélius et on ne s’est pas compris. De dépit, il est allé le proposer aux Requins Marteaux. Mais je ne dis pas ça de façon péjorative pour eux, c’est juste une vieille histoire entre l’auteur et moi puisqu’on a travaillé ensemble plus de dix ans. D’ailleurs, je l’ai encouragé à devenir auteur, arrêter de se perdre dans le travail de salarié et je suis content qu’il l’ait fait.
Vos affinités ont-elles été contraignantes pour se départager un auteur ?
F : J’ai dû penser à récupérer Winshluss, je pense. Il faudrait qu’il rentre au bercail quand même (rires). Mais j’aime surtout quand les auteurs travaillent avec des maisons différentes.
JL : Dans l’idéal, je pense qu’il faut un gros éditeur qui fournit la monnaie, un éditeur plus petit qui fournit la liberté et un autre qui peut être la roue de secours des deux premiers.
En revanche, il y a des auteurs comme Nicolas De Crecy qui font des livres un peu partout. Pour Blutch c’est vraiment une volonté, j’ai déjà eu de longues conversations avec lui à ce sujet et je pense que c’est une erreur. C’est peut-être pour cela qu’il a mis aussi longtemps à s’imposer, alors que c’est un génie. (Franky acquiesce) C’est même peut-être le meilleur auteur de ses vingt dernières années. Et je pèse mes mots.
En parlant de Blutch, il aurait un projet avec Les Requins Marteaux…
F : Mais des projets, il en promet un peu partout ! Oui, il y en a un dont on discute depuis cinq ans à peu près, ce serait dans la collection BDCUL. Il faut y croire…
JL : Il le fera, il veut faire un livre dans toutes les maisons d’éditions ! Partant de ce postulat, tu as tes chances. (rires)
Un de vos meilleurs souvenirs éditoriaux.
F : Ce n’est qu’une longue succession de bonheur. Mais c’est surtout le premier livre que j’ai ramené avec Nix, un livre impossible à faire, très cher (Nix, Billy Bob, Les Requins Marteaux, 2012). Et on s’est cassé la tête, pour pouvoir le financer, sans mettre les Requins dans la panade. On a réussi, l’auteur était très content, le livre est chez nous et c’est un beau succès. J’aurais aimé développer plus souvent ce système d’économie, mais je n’y arrive pas.
JL : Pour moi mon meilleur souvenir, c’est maintenant. C’est l’arrivée à Bordeaux. (Jean-Louis et Franky se regardent avec amour)
S.V. : Jean-Louis, que représentent Les Requins Marteaux pour toi ?
JL - L’image de cet éditeur a évolué dans le temps, c’est pour ça que je parlais de plusieurs vies. C‘était à la base une association culturelle à Albi, avec des manifestations musicales, puis la bande dessinée est arrivée en kiosque avec les petits fascicules souples : la revue Ferraille. C’est comme ça que je les ai découverts, avec Guerse et Pichelin. Et puis d’autres projets se sont greffés avec l’arrivée de Franky et Winshluss. Je trouve que ces dernières années, la maison est dans une forme de professionnalisation, liée à l’arrivée des filles (Charlotte Miquel et Aurélie Oria-Badoc), avec des livres mieux faits. Ils ont trouvé une identité très forte. Souvent les gens se référent à la revue Ferraille Illustrée, sans l’avoir acheté à l’époque, les enfoirés. (rires)
As-tu, Jean-Louis, un livre que tu nous conseilles chez Les Requins Marteaux ?
JL : Une vie de famille agréable, d’Antoine Marchalot, un chef-d’œuvre. Il vient de paraître. Fabuleux.
F : Il est dans Fluide Glacial et quand j’achetais la revue Arbitraire, c’est ce qui me faisait vraiment rire. Je trouve qu’on a eu de la chance d’avoir ce bouquin. Soit c’est de la chance, soit les gens sont aveugles…
JL : C’est un livre que j’aurais aimé faire. Et puis j’adore la revue Franky, préparée en un temps très court, tout en étant de très bonne qualité. Ce premier numéro a beaucoup l’énergie.
Et toi Franky ? Que penses-tu de Cornélius ?
F : Et bien c’est quelque chose de très rigide (rires), enfin j’entends plutôt par là de la rigueur, rigoureux. Enfin que des trucs qui commencent par R ! C’est surtout une qualité de livre, une façon de les penser, rien n’est laissé au hasard. En fait vous êtes le contraire de chez nous, où tout est foutraque et n’importe comment. Chez Cornélius, on pense le livre de A à Z, c’est un des catalogues les plus cohérents des éditeurs indépendants. Nous on revendique l’incohérence maximum !
JL : Non, je trouve ton catalogue beaucoup plus cohérent qu’il y a quelques années.
F : Là oui, à partir du moment où Cizo commence à faire les couvertures, cela nous donne aussi une nouvelle image. On arrive à quelque chose et c’est un sacré combat, car pour moi le livre et la couverture ont deux aspects différents, ce qu’un auteur ne maîtrise pas toujours. Cizo en tant que graphiste, a ce détachement complet que j’apprécie. Si je prends l’exemple du prochain livre de Pichelin et Guerse, il leur a proposé de mettre une planche en couverture, ce qui ne se fait plus, comme le livre parle justement de bandes dessinées. Les auteurs préféraient pourtant une maquette plus classique. On souhaite jouer ainsi une autre carte, pour ne pas ressembler aux autres.
Et quelles sont tes pépites chez Cornélius ?
F : Pépito ! Je me régale, je le lis, je le relis et je le partage. D’ailleurs si Franky ne s’était pas fait si vite, j’aurais aimé pouvoir l’amorcer et mettre Pépito dans nos pages. Et puis il y a le Peplum de Blutch, que je relis souvent. Je suis aussi un gros fan de Blutch.
Avec l’opération Sbam qui a démarré fin juin, vous proposez 15 titres de vos catalogues et du Fremok, offerts aux libraires et vendus à prix très réduit. Un succès pour cette première.
JL : Sbam est une action qui revêt une forme commerciale, même si sur le fond elle est plutôt militante. Mais je n’aime pas ce terme qui est galvaudé et même repris par des gens comme Michel-Edouard Leclerc…
F : … que je salue au passage (rires). Mais tu sais qu’il dit même des gros mots en interview.
JL : Oui et justement, nous souhaitons rappeler que la diversité culturelle se gagne et se défend. Ce n’est certainement pas en encourageant le monopole d’Amazon qu’on la défendra. Si nous n’agissons pas à titre individuel pour la faire exister, nous nous condamnons à être collectivement les premières victimes de sa disparition. Avec Sbam!, nous signifions ainsi aux libraires qu’ils sont importants, au moment même où des éditeurs plus industriels pensent pouvoir se passer d’eux en acceptant des accords iniques avec Amazon.
Mais il y a aussi dans Sbam ! la volonté de parler aux lecteurs. Face à la surabondance, on a tous le réflexe d’aller vers des choses que l’on connaît déjà et qui, inévitablement, ne nous surprennent plus. Il faut prendre conscience que nous sommes le plus souvent les acteurs de notre déception et qu’il ne tient qu’à nous de faire preuve de curiosité, pour retrouver une forme d’émerveillement et de stimulation. Nous souhaitons mettre les lecteurs en garde contre l’assoupissement et la perte de la curiosité.
Enfin au-delà de ça, pour ma part, il y avait la volonté de faire quelque chose de concret pour rapprocher des maisons d’éditions qui depuis vingt ans se côtoient amicalement, sans jamais avoir franchit le pas de la mutualisation, de l’échange, du partage et de l’apprentissage. Si on l’avait fait plus tôt, je pense qu’on irait mieux.
C’était donc une démarche que vous souhaitiez tous depuis longtemps.
JL : Il y a quelques années j’avais lancé l’idée que l’on crée un syndicat. Je n’étais pas seul, il y avait aussi Marc Pichelin. Cela n’avait pas marché. Mais avec Fred, l’Association et le FRMK, on a essayé de faire beaucoup de choses ensemble auparavant, notamment un supplément pour un quotidien, qui a manqué de flair et a laissé passé la bonne affaire (rires). De cet échec et de cette frustration va naître ce projet de revue : Franky & Nicole. Il y a véritablement deux états d’esprit, mais un objectif partagé.
Franky & Nicole signent le retour des idées de la revue Ferraille ?
F : On voulait refaire une revue, tout en réfléchissant aux attentes face à l’histoire de Ferraille. Nous souhaitions repartir sur du neuf, avec le nom de Franky qui est apparu comme une évidence.
JL : Et de l’intérêt d’écouter les bonnes suggestions des collègues ! Parce que c’est moi qui lui ai suggéré de l’appeler Franky. C’était évident que la personne emblématique aujourd’hui, après Monsieur Ferraille donne son nom à la revue. Pour moi c’était une évidence. Franky est un emblème.
F : Oui je suis la mascotte qui a remplacé Ferraille. Avec un portrait en peinture de Cizo pour la couverture.
JL : On se partage ainsi l’été et l’hiver. Pour le sommaire du premier Nicole, je m’appuie sur Franky, en faisant une proposition qui soit en continuité tout en apportant une réponse spécifique à Cornélius. Il sortira fin décembre ou début janvier.
S.V. – Merci Franky et Jean-Louis !
JL : Merci ! Vite du vin !
F : Oh oui !
Bordelaise depuis 15 ans, elle imagine aujourd’hui un nouveau festival autour du livre et de l’image dans sa ville. Le festival Gribouillis !
(Illustration : Anne-Perrine Couët)