Portraits croisés, souvenirs enfouis, destins de femmes
Soutenu par la Région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes, Sous tes doigts (2014) a déjà raflé une dizaine de prix. Essai transformé pour la réalisatrice Marie-Christine Courtès passée avec brio du documentaire long format au court métrage d’animation.
Quelle place tient le portrait dans votre filmographie et comment définiriez-vous votre approche ?
Marie-Christine Courtès : Mon premier documentaire, Le Camp des oubliés, co-écrit et réalisé avec My Linh Nguyen, brosse le portrait d’une communauté : celles des femmes oubliées de la guerre d’Indochine qui ont vécu au Centre d’accueil de Sainte-Livrade, en Lot-et-Garonne, loin de leurs racines et de leur culture. Mon second documentaire est un portrait du dessinateur franco-vietnamien Marcelino Truong. Dans Mille jours à Saigon, j’ai voulu rendre compte du parcours artistique de Marcelino qui évolue au gré de son cheminement intérieur et de la découverte de son passé familial. La guerre civile qui a opposé le Nord et le Sud du Vietnam quelques années après le départ des Français a traversé de nombreuses familles, dont celle de Marcelino. Je souhaitais aussi rendre compte de l’évolution de sa relation avec son père.
Sous tes doigts est l’évocation de trois générations de femmes marquées par la décolonisation, une histoire douloureuse que ces trois femmes ont en partage, mais dont la plus jeune refuse l’héritage. On peut dire en effet que c’est un portrait croisé… Je recherche ce qu’il peut y avoir d’universel dans chacune de ces histoires singulières afin qu’elles puissent toucher le maximum de personnes. Comment vit-on avec un héritage personnel et historique douloureux, de quelle manière se transmet-il ? Dans chacun de mes films, on peut sentir le poids de la grande histoire et ses répercussions sur l’histoire familiale, sa transmission de génération en génération.
Le portrait a pour vocation la mise en lumière d’une personne et de son histoire. Il joue parfois sur la corde intime, mais comment réussir à exhumer des souvenirs douloureux, parfois indicibles ?
M.-C.C. : Cette parole peut mettre du temps à sortir, car ces souvenirs et cette douleur sont parfois profondément enfouis, mais elle doit venir d’elle-même. Je ne force jamais la parole. C’est une question de confiance et de respect. Je me dois de respecter l’émotion des personnes qui acceptent de se laisser filmer.
Sous tes doigts est votre premier film de fiction. Comment passe-t-on du documentaire "pur" si j’ose dire, plus distancié, à un film d’animation, qui plus est à dominante onirique ?
M.-C.C. : Je tends effectivement de plus en plus vers la fiction. Je suis passée du journalisme audiovisuel, mon premier métier, au documentaire pour pouvoir assumer une certaine subjectivité. Dans un documentaire, il y a tout un travail de dramaturgie et de construction. Il était logique de chercher à aller plus loin. C’est Jean-François Le Corre, producteur de Vivement lundi ! qui m’a proposé de travailler sur un projet de court métrage mêlant documentaire et animation, en 2009. Chemin faisant il y a eu Mille jours à Saigon et je me suis remis à l’écriture du court métrage en 2012.
Sous tes doigts est le titre d’une chanson de Suzy Solidor, une chanteuse des années 30. Je suis partie de cette chanson et mon esprit a été rattrapé par les images de l’Indochine, du Vietnam, des femmes du camp de la Livrade…
Pour mon prochain projet dédié au grand reporter Andrée Viollis, j’ai très envie de travailler en utilisant à la fois des archives et de l’animation. L’idée est de brosser son portrait en utilisant les possibilités de l’animation en gardant un ancrage dans le réel grâce aux archives. C’est l’un des projets que je cherche à développer.
"Ce que j’aime c’est tendre un miroir aux autres dans lequel il y a mon reflet, mais caché. "
Et l’autoportrait ? Ce genre vous tente-t-il ?
M.-C.C. : Ah non, ça ne m’intéresse pas du tout ! Pour moi, c’est la pire des choses. Ce que j’aime c’est tendre un miroir aux autres dans lequel il y a mon reflet, mais caché.
Votre dernier film Sous tes doigts est un court métrage d’animation muet… C’est un choix qui peut paraître étonnant pour un auteur. Pourquoi avoir privilégié les sens et le mouvement, au détriment des mots ?
M.-C.C. : Sous tes doigts évoque les unions entre des femmes vietnamiennes et des Français qui les ont ensuite abandonnées. C’est un sujet tabou, que je ne n’ai jamais réussi à aborder avec My Linh Nguyen, lorsque nous travaillions ensemble à l’écriture du Camp des oubliés. Je n’ai pas osé poser la question aux femmes que je fais parler dans le documentaire. Je sentais que c’était douloureux pour elles. Ces femmes sont arrivées seules en France, parfois avec 5 ou 6 enfants dont les pères avaient disparu. C’est très dur d’en parler, c’est humiliant, et cette douleur, cette humiliation se transmet de mères en filles. Je ne me suis pas senti autorisée à mettre des mots sur ces histoires.
Mais, à défaut de mots, les corps pouvaient s’exprimer. C’est pourquoi j’ai voulu que chaque événement clé dans l’histoire des trois personnages de Sous tes doigts soit évoqué par la danse. De la danse traditionnelle devant l’autel des ancêtres au hip-hop des cités modernes. Chaque danse est un scénario en soi et permet de faire passer un message. Ce film doit d’ailleurs beaucoup au travail formidable du chorégraphe Frank2Louise qui a réussi à créer un univers propre. Frank2Louise a fait danser des danseuses contemporaines, que Ludivine Berthouloux [NDLR : la directrice artistique] a redessinées ensuite image par image, ce qui a permis de garder la qualité du mouvement, le tempo et les émotions de ces passages dansés.
Sous tes doigts est un travail collectif. Ca aussi c’était nouveau pour moi, je n’avais jamais travaillé avec autant de personnes différentes ! En documentaire, nous travaillons à 4 ou 5 ; ici, il a fallu gérer 20 personnes. Cela demande aussi plus de préparation et d’anticipation que le documentaire. J’ai beaucoup aimé…
Mille jours à Saigon et Sous tes doigts posent aussi la question de la transmission, qui est centrale dans votre filmographie. Pour votre part, quel message avez-vous envie de transmettre ?
M.-C.C. : J’aimerais faire passer un message de réconciliation et d’apaisement. Chacun doit trouver le moyen de faire la paix avec soi-même et avec les autres. Dans Sous tes doigts, la danse de réconciliation entre la mère et la fille est une belle métaphore.