Création numérique et médiation
L’association les Morphogénistes se conçoit comme un laboratoire d’art numérique et de recherche en nouvelles technologies. L’une des finalités de cette structure est le développement d’une dynamique collective, basée sur des principes d’interactions entre le public et les artistes. Pour cela, l’association met en place des projets artistiques qui croisent le multimédia, les arts plastiques et la musique avec les nouvelles technologies. Né de l’association de trois artistes – Olivier Martin, Joseph Larralde et Sophie Itey – le collectif réunit également chercheurs et informaticiens passionnés par l’Art et les nouvelles technologies Temps-Réel.
Comment le collectif conçoit-il l’art numérique ?
Sophie Itey : L’art numérique est de l’art contemporain. C’est un terme valise qui comprend beaucoup de pratiques liées aux nouvelles technologies. Pour autant il est à dissocier des arts incluant du numérique tels que la vidéo ou la photographie par exemple. Le collectif s’intéresse tout particulièrement à l’art interactif, qui constitue 70 % des propositions en art numérique aujourd’hui. Nous invitons le spectateur à participer, voire à donner vie à l’œuvre et à cheminer dans les mêmes interrogations que nous.
Ces dernières années les Morphogénistes ont travaillé sur des questionnements liées à l’identité, aux portraits / autoportraits. Est-ce un axe de recherche spécifique ?
S.I. : Nous travaillons les idées ensembles pour aboutir à une œuvre collective, mais j’ai impulsé ces questionnements-là plus particulièrement car j’ai personnellement beaucoup travaillé sur le portrait et l’identité. C’est une thématique que je connais très bien dans d’autres médiums. Ce qui nous a particulièrement frappés avec les technologies interactives, c’est que dans le cadre de l’autoportrait, ce n’est plus l’artiste mais le spectateur qui devient le sujet. Avec le collectif nous avons cheminé ensemble sur la notion de portrait et d’autoportrait avec les œuvres Narcisse et Cube-ID.
Comment avec votre technicité avez-vous abordé cet art du portrait et de l’autoportrait ?
S.I. : En 2010 la première œuvre, Narcisse, a permis un travail sur l’image dans tous les sens du terme, en jouant sur les frustrations individuelles. Les visiteurs se retrouvaient devant leur image, renvoyée comme un miroir. Mais pour cette virtualisation du réel le reflet de la personne était fragmenté en de multiples petits morceaux, comme suspendus à des fils. L’idée était de reproduire à chaque mouvement de la personne, l’effet du vent. Le geste envoie de l’air et fait voler les fragments. L’air efface notre image. Il suffit qu’une parcelle manque pour que l’équilibre soit rompu. Ainsi on se regarde et on va au-delà de l’image au sens large : comment on se perçoit, on nous perçoit.
Puis en 2013 nous avons conçu Cube-ID, qui repose sur l’intelligence collective et permet de montrer que chacun fait partie d’un tout. L'œuvre est constituée d’un montage de plusieurs cubes. Les personnes volontaires ont une caméra à leur disposition pour se filmer dix secondes. Aussitôt filmés, ils rentrent dans l’œuvre. On utilise le mapping pour une traduction en temps réel, avec projection de chaque film. Chaque participant devient alors une face de cube. L’œuvre montre qu’on fait partie d’un tout mais qu’on reste sur notre face, qu’on ne communique pas vraiment avec les autres. D’ailleurs dans la pratique les personnes n’ont pas cherché à interagir les unes avec les autres. La technique nous a permis de partir de l’autoportrait pour aller vers le collectif.
Comment le public s’approprie-t-il vos œuvres ?
S.I. : Il s’agit de se réapproprier l’œuvre mais aussi son sens. Quel regard l’autre va-t-il apporter à l’œuvre collective ? C’est un questionnement à la fois artistique et sociologique. C’est toujours intéressant de voir comment le spectateur va réagir face à l’œuvre. Les gens ont des rapports très spécifiques à leur image. L’œuvre Cube-ID a été reçue très différemment en fonction des publics. Tout le monde ne comprenait pas la finalité de l’œuvre. La compréhension est variable d’un individu à l’autre, en fonction de ses intérêts oui de ses habitudes à s’intéresser à l’art ou à avoir ces questionnements.
Dans notre travail de médiation nous voyons que les enfants perçoivent bien les choses. Ils vont naturellement créer un jeu entre l’œuvre et eux-mêmes. Mettre en scène des personnes âgées est le plus difficile, c’est un public généralement peu participatif. Ce qui n’est pas facile avec le numérique, c’est que les expériences sont souvent froides tout en permettant de voir jusqu’où peut aller l’œuvre. On ne connaissait pas cela avec d’autres mediums. L’art numérique nous permet d’approfondir les questions techniques tout en étudiant ce changement du rapport à l’œuvre qu’on peut retrouver dans l’art contemporain.
Arrive-t-il que le public détourne l’œuvre ?
S.I. : Oui, c’est presque le propre des expositions ! L’interactivité favorise l’appropriation par le spectateur. Certains vont jouer avec leur image et d’autres vont jouer avec l’œuvre en se déconnectant du sens pour rester dans l’aspect ludique. C’est vraiment un face à face entre le spectateur et la machine. Parfois le spectateur cherche à aller au bout de l’œuvre, jusqu’au bug. C’est un aspect nouveau dans la réception de la création, que nous n’avions pas rencontré dans d’autres médiums. Et puis l’esthétique est très difficile pour nous parfois car l’œuvre peut complètement nous échapper en fonction du degré d’appropriation du public. On ne maîtrise ni l’image ni le son. L’artiste est mis à distance de son œuvre.
Est-ce la nécessité de sensibiliser à l’art numérique et à sa lecture qui vous a conduit à créer un pôle pédagogique au sein du collectif ?
S.I. : L’objectif premier de l’association était de créer des outils numériques permettant d’aller vers la création, afin de rendre la technique invisible et simplement la considérer comme un outil intéressant pour faire autre chose. Le collectif souhaitait donc créer des outils, pas les animer. Mais finalement on nous a demandé d’intervenir, et c’est devenu un véritable choix de partager. On offre des questionnements aux personnes et on espère qu’elles pourront également se questionner sur l’œuvre et sur elles-mêmes en prévenant, en sensibilisant et donnant des clefs de lecture.
Et puis il est primordial de sensibiliser aux arts numériques d’autant qu’il n’y a pas forcément d’occasion de les exposer. On voit des expositions d’arts numériques en France depuis une quinzaine d’années mais très peu à Bordeaux encore par rapport à d’autres villes. Le fait que ces arts engagent une forte technicité crée une difficulté à trouver des personnes suffisamment compétentes pour installer les œuvres.
Le pôle pédagogique comprend de multiples propositions d’accompagnement, quels sont les enjeux auxquels vous souhaitez répondre ?
S.I. : Nous aimons montrer que le numérique sert la création et la connaissance. Par exemple, nous avons créé un outil de médiation pour le FRAC Aquitaine permettant de faire la découverte l’art contemporain aux enfants. Ce qui importe est de rendre du contenu accessible et intuitif, ludique. Et puis nous faisons également de l’accompagnement de projet d’autres structures par la création d’outils adaptés à leurs besoins. Dans notre pôle de recherche et de veilles (technologiques et artistiques), on s’intéresse principalement à des outils innovants que l’on peut retrouver dans nos œuvres ou dans nos ateliers.
Car nous répondons également à des demandes d’ateliers itinérants grands publics qui peuvent se tenir dans les médiathèques, les écoles primaires, à l’Université, dans des écoles privées, des associations culturelles… Nous mettons alors les personnes en position de créateur pour les amener aux arts numériques qui peuvent sembler froids ou trop complexes.
On aide à décortiquer, à montrer comment cela marche, comment on programme. On apprend aux enfants et/ou au grand public le code créatif pour créer des cartes animées créatives interactives, par exemple. On montre avec le logiciel stop motion, que le dessin animé se fait avec tout ce qu’on veut, qu’il n’y a pas que la 3D mais aussi le dessin, la pâte à modeler, le rapport tactile à la matière. On éduque le regard, on aiguise la compréhension des mécanismes, mais surtout et c’est primordial, on sensibilise au faire, et au toucher aussi. Le travail sur écran n’est pas prépondérant, c’est la créativité qui est mise au premier plan.