L’essai, parent pauvre des prix ?
Professeur de théorie du droit, écrivain, philosophe, Laurent de Sutter est une des figures les plus marquantes du monde intellectuel contemporain. Via sa collection Perspectives Critiques (PUF), il redynamise l'essai, un genre littéraire à la fois majeur et marginal qu'il voit comme une formidable "machine à exciter le cerveau".
Quelle est la ligne éditoriale de la collection que vous dirigez depuis 2013 ?
Laurent de Sutter : "Perspectives Critiques" est une collection qui possède un long passé. Lorsque Roland Jaccard la créa, en 1974, il avait à l’esprit une nécessité qui appartenait à son époque : proposer une sorte de contre-proposition dans le domaine de la psychanalyse. Là où triomphaient Jacques Lacan d’un coté et Gilles Deleuze et Félix Guattari de l’autre, Jaccard souhaitait revitaliser une sorte de filière freudienne hérétique, qui portait le nom d’antipsychiatrie. De manière logique, la collection se développa comme un véhicule pour l’exploration du contexte de la naissance de cette filière, à savoir la Vienne fin-de-siècle, et les sentiments de mélancolie qui la hantaient. Au moment où on me proposa de reprendre la collection, en 2013, cette double ligne s’était transformée en une célébration provocatrice (ce qui est un compliment, bien entendu) de tout ce qui paraissait insupportable au présent, jusqu’au grinçant, à l’insupportable.
J’ai voulu conserver cette dimension contraire, cette volonté de refuser les recettes qui font et défont les grandeurs, et proposer une réorientation de la collection qui poursuive le travail que j’avais déjà entamé avec ma collection précédente, "Travaux Pratiques". Mais, d’autre part, j’ai trouvé important de revitaliser une dimension plus ou moins oubliée de la volonté qui l’animait, à savoir d’interroger la forme de l’essai dans la production intellectuelle contemporaine. Mon sentiment était (et est toujours) que l’essai est une forme littéraire qui, pour la plupart des individus, qu’ils soient lecteurs, libraires, critiques et même auteurs, va de soi. Je crois au contraire qu’elle possède une histoire, et que cette histoire est indissociable de l’évolution de la littérature en général, comprise comme l’écologie de toute pratique d’écriture, même celles qui, comme les écritures académiques, le refusent le plus.
En 1912, Valéry Larbaud écrit :"Depuis cent ans, c'est la Poésie et le Roman qui sont les ouvrages sérieux, et l'Histoire et l'Étude les ouvrages frivoles", comme s'il y avait incompatibilité entre la vérité et l'esthétique. Diriez-vous que ce clivage est encore d'actualité ?
L.-de-S. : Nous vivons aujourd’hui l’âge du triomphe du roman. S’il faut accorder du crédit à l’hypothèse formulée par Alain Badiou, suivant laquelle l’âge du poème, compris comme lieu de la vérité, est désormais derrière nous, je crains qu’il ne faille lui donner tort sur ce qui lui a succédé. Ce n’est pas le mathème qui gouverne l’intelligence du présent, mais le roman, en tant que celui-ci constitue le média par excellence de la réalité, si on accepte que la réalité ne soit jamais qu’un récit qu’on tente de nous faire avaler avec plus ou moins de violence. Le roman, pour le dire autrement, est désormais le genre de la police.
En 1912, Valéry Larbaud écrit :"Depuis cent ans, c'est la Poésie et le Roman qui sont les ouvrages sérieux, et l'Histoire et l'Étude les ouvrages frivoles", comme s'il y avait incompatibilité entre la vérité et l'esthétique. Diriez-vous que ce clivage est encore d'actualité ?
L.-de-S. : Nous vivons aujourd’hui l’âge du triomphe du roman. S’il faut accorder du crédit à l’hypothèse formulée par Alain Badiou, suivant laquelle l’âge du poème, compris comme lieu de la vérité, est désormais derrière nous, je crains qu’il ne faille lui donner tort sur ce qui lui a succédé. Ce n’est pas le mathème qui gouverne l’intelligence du présent, mais le roman, en tant que celui-ci constitue le média par excellence de la réalité, si on accepte que la réalité ne soit jamais qu’un récit qu’on tente de nous faire avaler avec plus ou moins de violence. Le roman, pour le dire autrement, est désormais le genre de la police.
Tout ce qui tient de l’essai, en revanche, se trouve désormais relégué dans les rayons les moins fréquentés des librairies, alors même que c’est là que se fomente ce qui s’oppose à cette réalité, et que, suivant Jacques Lacan, j’appellerais "réel" (ce que vous appelez vérité, et dont Lacan avait soutenu qu’elle a structure de fiction). De ce point de vue, Larbaud avait raison de pointer le caractère frivole de toute recherche : pour la police de la réalité, l’intelligence est en effet quelque chose de bien peu sérieux, de bien peu adéquat au sérieux qui conviendrait au gouvernement du monde. Mais je crois qu’il faut aller plus loin. Ce constat doit s’étendre à la forme même de l’essai, encore trop souvent prise en étau par les contraintes de l’écriture universitaire d’une part, et, d’autre part, l’"essai" à la française, bavard et inconsistant. Je suis persuadé qu’il y a une autre voie possible, qui puisse mêler création théorique véritable et invention de techniques inédites de narration. Pour ma part, ce qui m’intéresse pour l’instant est une sorte d’hybride entre non-fiction issue du New Journalism ou de la critique rock américaine et théorie hardcore héritée de ce qu’on a appelé, outre-Atlantique, "French Theory".
Comment expliquez-vous qu'il y ait si peu de récompenses dédiées exclusivement à l'essai alors qu'il a été un des genres majeurs du 20e siècle (Sartre, Foucault, Bataille...) ?
L.-de-S. : Je l’explique par deux facteurs. Le premier, dont nous avons déjà parlé, est le triomphe de la figure du roman, et l’adéquation de celle-ci avec la police du présent (or les prix littéraires tiennent toujours d’une forme de police). Le second est le phagocytage de l’essai dit "littéraire", dans le monde de l’édition francophone, par des individus qui n’ont aucune idée des enjeux théoriques du présent. Les milieux littéraires sont toujours en retard d’une guerre sur ce qui se fait dans le domaine de la pensée, tout comme les penseurs, bien entendu, sont une guerre en retard sur les dernières inventions littéraires. Or il se fait que le système des prix, ainsi que la logique de la désignation de ceux qui siègent dans les jurys, se trouve tout entier sous la domination du monde des lettres, compris dans son sens le plus large, incluant les médias, les libraires et les lecteurs eux-mêmes. Je ne le déplore pas. Je me contente de le constater.
Comment expliquez-vous qu'il y ait si peu de récompenses dédiées exclusivement à l'essai alors qu'il a été un des genres majeurs du 20e siècle (Sartre, Foucault, Bataille...) ?
L.-de-S. : Je l’explique par deux facteurs. Le premier, dont nous avons déjà parlé, est le triomphe de la figure du roman, et l’adéquation de celle-ci avec la police du présent (or les prix littéraires tiennent toujours d’une forme de police). Le second est le phagocytage de l’essai dit "littéraire", dans le monde de l’édition francophone, par des individus qui n’ont aucune idée des enjeux théoriques du présent. Les milieux littéraires sont toujours en retard d’une guerre sur ce qui se fait dans le domaine de la pensée, tout comme les penseurs, bien entendu, sont une guerre en retard sur les dernières inventions littéraires. Or il se fait que le système des prix, ainsi que la logique de la désignation de ceux qui siègent dans les jurys, se trouve tout entier sous la domination du monde des lettres, compris dans son sens le plus large, incluant les médias, les libraires et les lecteurs eux-mêmes. Je ne le déplore pas. Je me contente de le constater.
Les quelques expériences qui ont été menées par le passé, à l’instar de Prix de Philosophie créé par Cynthia Fleury, par exemple, n’ont pas témoigné d’une capacité à passer outre le malentendu existant entre les praticiens de l’essai et les tenants de la littérature comme art plus ou moins clos sur lui-même. Peut-être faudrait-il se demander quelles seraient les conditions permettant à un prix véritable d’émerger, et peut-être même qu’un tel prix ne serait-il pas désirable, et qu’autre chose devrait être inventer pour faire connaître au plus grand public tous ceux qui travaillent aujourd’hui au renouvellement de l’essai. J’ai deux ou trois idées sur le sujet. Pour la plupart, elles passent par une série de choix logistiques et stratégiques, incluant la constitution d’un cartel d’éditeurs au niveau européen. Nous verrons si tout cela aura le moindre effet, ou pas.
Vous avez publié récemment le magnifique États et empires du Lotissement Grand Siècle de Fanny Taillandier. Le livre est dans la tradition d'une certaine littérature du voyage imaginaire et de l'Utopie (Thomas More, Jonathan Swift...). Certaines personnes en parlent comme d'un roman. N'est-ce pas un ovni dans votre collection ?
L.-de-S. : L’ironie veut que ce livre bénéficie pour l’instant d’une reconnaissance extraordinaire de la part des milieux littéraires, puisqu’il a reçu un des prix les plus branchés qui soient, le Prix Virilo, en même temps qu’une Prix de la Société des gens de lettres, après avoir été sélectionné pour le Prix Wepler. Tout ça est assez moche, parce que ça ruine ce que je viens de vous dire. Car, de fait, le livre de Fanny Taillandier représente une très jolie réussite dans mon programme, une rencontre réussie entre une invention de forme et une invention de pensée. Bien davantage qu’un ovni, je dirais qu’il est une incarnation parmi d’autres de ce que je souhaite promouvoir, au même titre que les livres de Pacôme Thiellement, Mark Alizart, Pierre Pigot, Christophe Beney, et ainsi de suite, que j’ai publiés dans le passé. Ou alors, il faudrait tenir que c’est toute ma collection qui est un ovni, ce qui n’est pas impossible.
Vous avez publié récemment le magnifique États et empires du Lotissement Grand Siècle de Fanny Taillandier. Le livre est dans la tradition d'une certaine littérature du voyage imaginaire et de l'Utopie (Thomas More, Jonathan Swift...). Certaines personnes en parlent comme d'un roman. N'est-ce pas un ovni dans votre collection ?
L.-de-S. : L’ironie veut que ce livre bénéficie pour l’instant d’une reconnaissance extraordinaire de la part des milieux littéraires, puisqu’il a reçu un des prix les plus branchés qui soient, le Prix Virilo, en même temps qu’une Prix de la Société des gens de lettres, après avoir été sélectionné pour le Prix Wepler. Tout ça est assez moche, parce que ça ruine ce que je viens de vous dire. Car, de fait, le livre de Fanny Taillandier représente une très jolie réussite dans mon programme, une rencontre réussie entre une invention de forme et une invention de pensée. Bien davantage qu’un ovni, je dirais qu’il est une incarnation parmi d’autres de ce que je souhaite promouvoir, au même titre que les livres de Pacôme Thiellement, Mark Alizart, Pierre Pigot, Christophe Beney, et ainsi de suite, que j’ai publiés dans le passé. Ou alors, il faudrait tenir que c’est toute ma collection qui est un ovni, ce qui n’est pas impossible.
Lorsque je regarde autour de moi, je suis bien obligé de me rendre compte que le paysage éditorial contemporain, malgré son hyper-productivité, demeure très timoré, surtout du côté des maisons d’édition traditionnelles. Les tenants de l’essai, s’ils produisent de nombreux titres de qualité (comme on parlait de Qualité Française à l’époque de la Nouvelle Vague), le font souvent en restant persuadé de l’importance de ce qu’ils font. L’essai doit être noble, et toucher des grands sujets, ou bien il n’est qu’écume. Pour ma part, j’ai tendance à croire que l’écume est la chose la plus intéressante, non pas en soi, mais en tant qu’elle ouvre davantage de possibilités de pensée, et donc de compréhension du présent. J’imagine l’essai comme une machine à exciter le cerveau à travers une narration traitant les idées comme des événements de nature presque érotique. Car je ne crois pas à la pensée sans forme, donc sans corps, donc sans affects.
Pourriez-vous vous-même être à l'initiative d'un nouveau prix ?
L.-de-S. – Qui sait ?