Les mutations du marché de la bande dessinée
Critique et rédacteur en chef du webzine du9.org, Xavier Guilbert propose une analyse circonstanciée des évolutions du marché de la bande dessinée amorcées dès le début des années 1990. Ces mutations ont conduit à la situation paradoxale actuelle face à laquelle les auteurs de bande dessinée se mobilisent.
Le début d’année 2020 a illustré admirablement le paradoxe que constitue aujourd’hui le marché de la bande dessinée en France. À la veille de l’ouverture du Festival d’Angoulême, l’institut GfK était formel : "Le secteur a établi [en 2019] un nouveau record avec 48 millions d'exemplaires vendus (+11 %) pour un chiffre d’affaires de 555 M€ (+9 %), avec une dynamique constante depuis 5 ans, avec et sans effet Astérix." Quelques jours plus tard, profitant de la grand-messe de la bande dessinée, les auteurs réclamaient du gouvernement des mesures concrètes à la suite de la publication du rapport Racine qui faisait le constat d’une situation particulièrement critique pour les créateurs.
Ces deux tendances contradictoires en apparence (un marché florissant construit sur des auteurs en voie de paupérisation avancée) sont en réalité liées et correspondent à l’aboutissement d’une transformation profonde du secteur amorcée durant les années 1990. C’est en effet à cette époque que vont progressivement disparaître la plupart des revues de prépublication. Celles-ci jouaient à la fois le rôle de carrefour pour les lecteurs (permettant de présenter l’ensemble d’une offre éditoriale), celui d’espace d’apprentissage (pour des auteurs qui pouvaient y faire leurs armes le temps d’un récit court) et enfin celui de banc d’essai (puisque n’étaient publiées en recueil que les séries les plus populaires). Tournant le dos à ces diverses fonctions implicites, l’abandon de ce modèle centré sur le périodique au profit d’un modèle centré sur l’album a eu en outre plusieurs conséquences qui peuvent expliquer la situation actuelle.
Tout d’abord, les éditeurs à l’origine des revues de prépublication ont adopté un nouveau positionnement, passant de commanditaires à exploitants d’une œuvre. La disparition du système de prix fixe à la planche (qui prévalait dans ces revues, complété par un pourcentage sur les ventes d’albums) pour un système d’avances sur droits a non seulement contribué à la paupérisation des auteurs (en supprimant de facto une partie de leur rémunération), mais également diminué significativement l’investissement (et donc la prise de risque) de l’éditeur. Avec pour autre conséquence une augmentation notable du nombre de livres publiés.
"Ironie du sort, le modèle quasi périodique de ces séries au long cours (trois ou quatre volumes annuels en moyenne) s’est également révélé particulièrement attractif, au point que le manga représentait en 2019 près de 40 % des ventes en volume."
Ensuite, l’émergence du manga durant les années 1990 et son essor au début des années 2000 a rapidement intéressé les grands groupes d’édition, qui y ont vu à la fois la possibilité de capitaliser sur un engouement générationnel fort, mais également d’investir à moindre risque sur des créations existantes et déjà éprouvées dans leur pays d’origine. Ironie du sort, le modèle quasi périodique de ces séries au long cours (trois ou quatre volumes annuels en moyenne) s’est également révélé particulièrement attractif, au point que le manga représentait en 2019 près de 40 % des ventes en volume.
Enfin, la mise en place du système de l’office (sorte d’abonnement contracté par un libraire qui s’engage à recevoir toutes les nouveautés d’un éditeur en échange d’une marge plus importante) a entraîné une forme de cavalcade des éditeurs qui "remboursent" les livres retournés par l’envoi de nouveautés, les libraires engageant en pratique leur trésorerie. Ce phénomène a probablement été amplifié par une concentration verticale, dans laquelle chaque grand groupe d’édition s’appuie sur sa propre structure de distribution-diffusion, activité "de volume" sans conteste la plus rentable de la chaîne du livre.
Cela étant, on ne saurait limiter ce déplacement de la bande dessinée du périodique vers le livre à ces seuls aspects structurels et financiers. L’émergence des éditeurs alternatifs au cours des années 1990 et l’apparition plus récente de "la bande dessinée du réel1" comme genre à part entière témoignent (entre autres) de la manière dont les auteurs ont profité de la légitimité symbolique du "format livre" pour s’emparer de thématiques négligées jusqu’alors par la bande dessinée et s’adresser à un autre type de lectorat. Les succès récents de titres comme L’Arabe du futur de Riad Sattouf ou les Culottées de Pénélope Bagieu (pour ne citer que ceux-ci) rivalisent d’ailleurs avec ceux d’albums plus classiques et ne sont que les exemples les plus visibles de la richesse éditoriale actuelle.
Au-delà de ses spécificités sectorielles, la mobilisation des auteurs de bande dessinée s’inscrit dans un mouvement plus large qui questionne aujourd’hui le statut des créateurs dans le système en place. Pourtant essentiels à l’existence de celui-ci, ils en sont trop souvent la variable d’ajustement. Il serait temps de reconnaître à sa juste valeur l’importance des auteurs et d’établir un cadre visant à soutenir au mieux l’éclosion de ces œuvres qui constituent la véritable richesse d’une culture.
1Terme fourre-tout englobant différents types de projets en prise avec le réel tels que récits documentaires, reportages, témoignages et biographies.