Les Heures défuntes
Chronique musicale, nouvelle, poésie, récit, journal intime : avec Les Heures défuntes, Alice Butterlin abolit les frontières de genre et signe un objet littéraire inclassable qui fouille l’indicible par le prisme de la musique. Un ouvrage aussi éclectique que la bande son qu’il convoque, édité par une nouvelle maison bordelaise, Le Gospel.
Petite, elle inquiétait son entourage. Enfant trop sage et solitaire que la simple perspective d’une virée au Club Mickey emplissait d’une panique sourde. Mais aussi, mère nourricière, et parfois cruelle, de sa famille de Sims. Un jeu qu’elle adorait, tant tout y était simple. Devenue adulte, la voilà recluse dans un long sommeil, rempart au bruit du monde dont les "détritus sonores" saturent les canaux de ses angoisses. En quête de répit, elle vogue entre réel et inconscient. Qui est-elle ? Que lui est-il arrivé ? On ne le saura pas même si la narratrice sème, page après page, des bribes d’existence. Mais l’essentiel n’est pas là. Avec Les Heures défuntes, Alice Butterlin nous entraîne dans une échappée protéiforme et virtuose, loin des sentiers battus des publications contemporaines. Pour sa première incursion littéraire, cette écrivaine de 27 ans signe un ouvrage hybride et donc inclassable mêlant chroniques musicales, nouvelles, poésies ou journal intime. Au début, on craint de se perdre en route mais l’écrivaine n’a pas besoin du sage fil de la narration pour nous guider. Sa plume, aussi poétique que tranchante, impulse un rythme singulier, presque hypnotique, qui nous attrape au corps tandis que son humour caustique titille nos maxillaires. Alors, on cesse de se demander où ce livre nous emmène. Et on plonge dans un univers pétri de culture gothique, à la lisière du cauchemar.
"Ici, l’art n’est pas un refuge ou une solution. Mais la possibilité d’un répit, d’un instant de grâce où l’intime rencontre l’universel, desserrant furtivement les nœuds qui nous suffoquent."
Chapitre après chapitre, on vogue de l’Amérique catholique profonde à une chambre devenue station de métro, de la plage de Biarritz – "sorte de longue côte de porc avariée gangrénée par des milliers de mouches" – à la Tour Saint-Jacques où une femme devient pierre, en passant par un supermarché rempli de produits périmés ou un parc londonien assailli de chauves-souris. Chemin faisant, on croise des puces de sable dodues, un homme en quête de sa main disparue, Nan Goldin, Kierkegaard, Jérôme Bosch ou Nobuhiko Ōbayashi. Mais surtout des figures éclectiques de la musique underground : Elliott Smith, Pharmakon, Sabbath Assembly, Drab City... En convoquant ces artistes, dont elle entremêle la musique à un récit fait d’allers-retours entre le réel et l’onirique, Alice Butterlin tente de palper, d’attraper puis de transmettre ce que les mots seuls ne peuvent dire. Ce qui nous échappe. Étrange paradoxe d’ailleurs que de s’atteler à l’écriture d’un livre qui dirait l’indicible. Soit ces écheveaux d’angoisses et de terreurs intimes dont on connait tous, presque physiquement, la teneur. Ici, l’art n’est pas un refuge ou une solution. Mais la possibilité d’un répit, d’un instant de grâce où l’intime rencontre l’universel, desserrant furtivement les nœuds qui nous suffoquent.
Malgré sa noirceur, Les Heures défuntes frôle parfois l’antidote aux tourments que le texte soulève. Car sans même connaître les artistes qui l’infusent, leur évocation – portée par des inventions verbales réjouissantes – est si authentique, viscérale, qu’on goûte, aux côtés de l’autrice, à des parenthèses aux allures d’oasis. On se surprend même, poussé par la curiosité, à se lancer dans une nouvelle lecture, musicale cette fois, suivant à la note près l’éclectique bande son irriguant le livre. On embarque alors pour une expérience multisensorielle troublante qui décuple la puissance des mots d’Alice Butterlin.
"Elle a mis le doigt sur ce qui motive notre envie de publier des textes différents, des plumes rétives, bruts et sans concession : celle de convoquer une autre possibilité."
C’est peu dire, donc, que la voix de cette jeune autrice est prometteuse. Elle donne d’ailleurs le la d’une nouvelle maison d’édition, Le Gospel, qui a choisi son texte pour inaugurer son programme. Dans une jolie note, qui clôt Les Heures défuntes, son éditeur détaille ce pourquoi l’ouvrage incarne aussi bien le projet éditorial de la maison bordelaise. "Elle a mis le doigt sur ce qui motive notre envie de publier des textes différents, des plumes rétives, bruts et sans concession : celle de convoquer une autre possibilité. De vivre, de lire, d’écrire. Quelques histoires qui permettent totalement de repenser le monde (…)", écrit Adrien Durand. Les amateurs de musique connaissent certainement déjà le nom et la plume de cet auteur et journaliste musical – pour Les Inrocks ou Vice –, fondateur, il y a cinq ans, d’un fanzine papier et web, Le Gospel. Avec Sylvain Arrestier, libraire chez Mollat, ils viennent de lancer une maison d’édition associée qui s’inscrit dans la lignée d’éditeurs tels Tristram, 13e note ou Allia. Elle proposera des textes de fiction française ou traduite, "une littérature baignée des contre-cultures historiques et de l’underground" dont un des fils rouges sera évidemment la musique. Non pas dans un esprit de recension, façon biographie classique mais comme un prisme pour évoquer notre rapport au monde. Le Gospel se veut un refuge pour les voix alternatives et engagées portées par une exigence littéraire qui ne s’encombre d’aucun formatage. Mais aussi pour leurs lecteurs, créant ainsi une communauté d’esprit qui prolonge celle de la revue. Diffusée-distribuée, à partir de 2023, par Harmonia Mundi, la maison publiera prochainement une biographie hors norme (L’Histoire secrète de Kate Bush par Fred Vermorel) mais aussi un récit d’apprentissage sexuel sur fond d’errance clubbing ou un roman de genre réinventé. Autant de portes ouvertes vers de nouveaux territoires.