Noémie Honein : "Dans mon travail, le sujet impose toujours la forme"
Artiste et autrice libanaise, diplômée d’un master en bande dessinée et illustration à l’Académie libanaise des Beaux-Arts de Beyrouth, Noémie Honein publie en 2020 aux éditions Sarbacane, De l’importance du poil de nez, un récit à la fois poignant et foncièrement drôle, dans lequel elle raconte comment sa vie fut chamboulée après avoir été atteinte d’un cancer de Hodgkin. Suite à ce roman graphique d’autofiction développé entre autres en résidence à la Maison des Auteurs d’Angoulême (16) et au Festival BD de Colomiers (31), c’est maintenant au Chalet Mauriac que cette artiste pétillante et toujours en mouvement pose pour un temps ses crayons afin de se pencher sur son prochain ouvrage.
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Sur quel livre travaillez-vous actuellement ?
Noémie Honein : J’avance sur un projet choral, un roman graphique qui sera le récit de plusieurs vies au cœur du Liban, celles d’adolescents issus de milieux socio-économiques très différents, mais qui se retrouvent pourtant chaque jour sur la place de leur village afin de se livrer, de se découvrir… et aussi de se rebeller. À quinze ou seize ans, on a besoin de ne plus être seulement le fils ou la fille de quelqu’un, on a besoin de se réinventer une identité, se recréer une famille — choisie cette fois. Se révolter, réellement, c’est quelque chose de très difficile. Surtout chez moi. Mon pays est une nation récente, qui a toujours été sous le contrôle ou l’influence de forces extérieures. Le gouvernement y est faible et le clientélisme est partout. Les Libanais n’ont jamais été un peuple libre, et encore moins la jeunesse, qui se retrouve souvent prisonnière de liens intergénérationnels forts et d’une famille dont il faut s’occuper. Réfléchir à l’espace de vie et d’expression de ces adolescents qui grandissent sous la contrainte constitue donc un filtre idéal pour aborder beaucoup des sujets me tenant à cœur.
À découvrir vos premiers dessins en résidence, on a l’impression que ce projet aurait pu prendre une forme différente de celle du roman graphique. Y avez-vous songé à un moment ?
N.H : Dans mon travail, le sujet impose toujours la forme. Si je sais aujourd’hui très bien ce dont je veux parler, si j’ai le cadre, le propos, le personnage, il me manque encore ce que j’appellerais le nœud central de mon histoire, ce point autour duquel le récit va se développer. Tant que je n’ai pas ce point-là, la forme reste floue. Toutes ces recherches graphiques que je mène depuis mon arrivée à Saint-Symphorien ont pour but de faire surgir ce fil narratif. Après, même si j’ai besoin de liberté dans mon travail, je ne cherche pas non plus à fuir les normes coûte que coûte. Ce projet aurait de toute évidence pu être un film, tant il doit énormément à mon intérêt pour les teen dramas1 que j’adore et consomme un peu au-delà du raisonnable d’ailleurs. Je suis fascinée par la façon dont ces fictions réussissent à allier humour et sujets très graves. Je tiens vraiment à avoir cette même alchimie, ce même regard dans mon histoire. Mais comme je suis hyper maniaque, que j’aime faire tout toute seule et que l’économie du livre est plus manœuvrable, j’ai choisi de traiter de nouveau cette idée en bande dessinée.
Comme dans votre premier livre, ce récit comporte aussi une forte dimension biographique. Est-ce un important élément pour vous ?
N.H : Je ne sais pas faire autrement. Jusqu’ici, c’est vrai, mes sujets ont toujours été très liés à mon vécu. Mais leur traitement est fortement fictionnel, et c’est là par contre un choix conscient. C’est ce qui permet à mes livres d’exister. Je tiens à ce que le "je" de mes histoires soit autre, car si j’écris réellement le "je", je mets le "nous" en danger. Je m’explique. Le Liban est un très petit pays — en arabe on dit : "C’est comme le vagin d’un scorpion", il serait donc facile de retrouver les gens derrière mes personnages. Je n’ai pas de souci à me mettre à nu, je n’ai eu aucun problème à le faire avec ma première bande dessinée, mais je fais une différence entre l’intime et la vie privée. L’intime peut très bien se partager, il s’y joue quelque chose d’universel dans nos émotions ou nos réactions au monde. Mais la vie privée, elle, englobe d’autres existences, d’autres personnes qui n’ont pas demandé à être dévoilées et doivent donc être respectées, voire protégées dans des pays comme le mien.
Reste qu’il me paraît important de témoigner. L’objectif n’est pas de donner des leçons ou de développer de longues théories. Je crois néanmoins que rapporter la vie et les préoccupations de microcosmes — souvent familiaux dans mon travail — peut intéresser le lecteur et l’aider à se bâtir un portrait plus large de certaines problématiques sociétales ou politiques. Et puis je pense aussi, sûrement à être née dans un pays à l’existence compliquée et menacée, qu’il est de ma responsabilité en tant qu’auteur de transmettre certaines de mes expériences que j’estime, à tort ou à raison, riches d’enseignements.
Auriez-vous pu écrire sur ce projet au sujet du Liban si vous étiez restée là-bas ?
N.H : Non, impossible. Il y a des choses qu’on ne peut vraiment pas faire sur place. Tu es trop dedans. J’aurais sinon raconté quelque chose que j’étais encore en train de vivre. J’aurais travaillé sans distance, quand en vérité c’est cette distance qui permet de transformer un simple récit en forme artistique. C’est pour cela par exemple que je me suis installée dans une ville (NDLR : Toulouse) où je n’avais aucun ami libanais. C’était pour me sentir sans lien dans un nouvel espace qui me permettrait d’entamer ce travail d’écriture sur mon pays d’origine. J’avais besoin, de façon assez classique je crois dans la création artistique, de me sentir loin de mon sujet pour me rapprocher de lui.
Les artistes choisissent souvent de partir en résidence pour se déraciner et travailler autrement pendant un temps. Quelle signification ce temps de création a-t-il pour vous, qui vivez entre plusieurs pays ?
N.H : Être en mouvement m’aide à me concentrer sur les choses que je souhaite vraiment observer, raconter. De façon assez paradoxale, cela me permet de mieux comprendre ma relation aux gens et aux lieux. C’est très motivant pour l’inspiration. C’est comme si le fait de bouger physiquement forçait ma pensée à se mettre en branle et stimulait ma démarche de création. Ainsi, si j’ai toujours beaucoup voyagé, ça n’a jamais été une fuite. Quand j’ai quitté pour la première fois le Liban en 2018, c’était un départ choisi et non subi, je voulais venir en résidence à Angoulême pour écrire et dessiner, je savais que ce périple serait prolifique. De même, si depuis la fin de la crise sanitaire je ressens le besoin de beaucoup me déplacer pour trancher avec cette horrible période où nous étions condamnés à l’immobilisme, je le fais aussi pour nourrir mon travail. Et si s’arrêter deux mois au Chalet Mauriac est bien une pause, c’est plutôt une interruption dans les contraintes liées à ma condition d’artiste que dans le mouvement même qui m’agite. Écrire des livres est une activité de plus en plus compliquée. Aussi, avoir un lieu si accueillant où prendre place pendant un long moment, où trouver une vraie liberté de créer, où le fait d’être payée permet de porter toute son attention à l’ouvrage en germe et à son sujet, c’est une opportunité extraordinaire. Et si je bouge sans cesse d’ailleurs, c’est en partie pour dénicher ces lieux un peu magiques, ces espaces inspirants et nouveaux qui offrent une protection de l’agitation du monde ou de ses contraintes. Je ne sais si c’est à cause de l’histoire troublée de mon pays, qui est donc aussi la mienne, mais j’ai besoin pour écrire d’être dans la vie. Pas dans la survie.
1. Séries télévisées anglophones centrées sur des personnages adolescents (Beverly Hills 90210, Sex Education, etc.)
Bibliographie
– De l’importance du poil de nez, éd. Sarbacane, 2020.
—A Bus Stop Story, in Fanzine Illusine, s.d.
– Lettres sous la porte, illustrations, Samir Éditeurs, 2018.