Après la guerre
Après la guerre, en salle ce mercredi 21 mars, est le premier long métrage de la réalisatrice italienne Annarita Zambrano, qui explore la résistance et la fureur d’une jeunesse confrontée à la surdité du monde adulte.
Qu’est-ce qui vous a amenée au cinéma ?
Annarita Zambrano: La possibilité de vivre d’autres vies que la mienne, qui m’ennuyait. Depuis toute petite, je suis intéressée par l’expression artistique mais, dans ma famille, on devient enseignant, juge ou avocat, on ne fait pas de cinéma. La pression familiale était très forte, j’ai donc fait des études de lettres classiques, des études universitaires de latin et de grec et un doctorat en linguistique, pour contenter tout le monde. Je me suis sentie profondément frustrée, bien sûr. C’est à l’âge de 35 ans que je suis revenue au cinéma, ma vraie priorité.
On sent justement de la fureur comme moteur du film. Vous filmez souvent des histoires de tabous et de transmissions entre générations. Vous y revenez dans ce film, entre histoire politique et histoire familiale…
A.Z. : Mon adolescence en Italie, à cette période d’agitation familiale, sociale et politique, a été très complexe. Je vivais dans un monde dans lequel je ne me reconnaissais pas. Ce que j’ai appris à ce moment précis de ma vie, c’est qu’une classe sociale, pour s’auto-conserver, est prête à sacrifier certains des siens : ceux qui font tache, les maillons faibles d’un engrenage rôdé et autosuffisant. Je crois que j’ai fait partie, avec d’autres, de ce sacrifice. Or, je n’avais aucune envie d’être victime de ce système. Une colère grandissante a commencé à germer en moi dès l’âge de onze ans. Le cinéma est aussi une manière d’exprimer cette violence qui m’a entourée longtemps et que j’ai gardée en moi.
Comment avez-vous travaillé l’écriture avec votre coscénariste, qui vous suit déjà depuis plusieurs films ?
A.Z. : Delphine Agut est mon contrepoids. Je suis agitée par toute une série de passions parfois contre-productives, et Delphine m’aide à en faire la synthèse. Après la guerre mêle beaucoup de sujets : la justice, le sentiment de culpabilité, la tradition tragique italienne, la religion, mon histoire personnelle, l’histoire politique… Je suis d’abord attachée au sentiment subjectif, puis au fil de l’écriture je cherche, comme tout réalisateur, à toucher l’universel.
Annarita Zambrano: La possibilité de vivre d’autres vies que la mienne, qui m’ennuyait. Depuis toute petite, je suis intéressée par l’expression artistique mais, dans ma famille, on devient enseignant, juge ou avocat, on ne fait pas de cinéma. La pression familiale était très forte, j’ai donc fait des études de lettres classiques, des études universitaires de latin et de grec et un doctorat en linguistique, pour contenter tout le monde. Je me suis sentie profondément frustrée, bien sûr. C’est à l’âge de 35 ans que je suis revenue au cinéma, ma vraie priorité.
On sent justement de la fureur comme moteur du film. Vous filmez souvent des histoires de tabous et de transmissions entre générations. Vous y revenez dans ce film, entre histoire politique et histoire familiale…
A.Z. : Mon adolescence en Italie, à cette période d’agitation familiale, sociale et politique, a été très complexe. Je vivais dans un monde dans lequel je ne me reconnaissais pas. Ce que j’ai appris à ce moment précis de ma vie, c’est qu’une classe sociale, pour s’auto-conserver, est prête à sacrifier certains des siens : ceux qui font tache, les maillons faibles d’un engrenage rôdé et autosuffisant. Je crois que j’ai fait partie, avec d’autres, de ce sacrifice. Or, je n’avais aucune envie d’être victime de ce système. Une colère grandissante a commencé à germer en moi dès l’âge de onze ans. Le cinéma est aussi une manière d’exprimer cette violence qui m’a entourée longtemps et que j’ai gardée en moi.
Comment avez-vous travaillé l’écriture avec votre coscénariste, qui vous suit déjà depuis plusieurs films ?
A.Z. : Delphine Agut est mon contrepoids. Je suis agitée par toute une série de passions parfois contre-productives, et Delphine m’aide à en faire la synthèse. Après la guerre mêle beaucoup de sujets : la justice, le sentiment de culpabilité, la tradition tragique italienne, la religion, mon histoire personnelle, l’histoire politique… Je suis d’abord attachée au sentiment subjectif, puis au fil de l’écriture je cherche, comme tout réalisateur, à toucher l’universel.
"Le non-dit peut aussi être présent dans la parole. Marco parle sans cesse de sa guerre, mais son discours se vide peu à peu…"
Votre film est très incarné. À partir d’un sujet complexe, vous offrez une mise en scène très épurée qui fait la part belle aux non-dits, aux regards et aux visages…
A.Z. : Le non-dit repose sur la mise en scène. Une chose qui est tue cache toujours une douleur, un mensonge. Je connais tellement bien le sujet que la moitié de mon cinéma est faite de choses qui n’ont pas été dites. Le non-dit peut aussi être présent dans la parole. Marco parle sans cesse de sa guerre, mais son discours se vide peu à peu… Et il élude l’essentiel : sa culpabilité vis-à-vis de sa fille qu’il entraîne dans une vie qu’elle n’a pas choisie, une guerre qui ne lui appartient pas. L’idée était de créer entre Marco (Giuseppe Battiston) et Viola (Charlotte Cétaire) une relation père-fille exclusive, étouffante, dont on a envie de s’échapper.
La jeune Viola déploie une grande force de résistance…
A.Z. : Pour certaines choses, Charlotte ressemble à son personnage : elle est forte, intelligente et très mûre. Elle "ose" devenir celle qu’elle veut être. Marco a éduqué Viola à être plus forte et plus rapide que les autres. Elle vit avec une épée de Damoclès sur la tête, sans droit à l’erreur. Mais tu ne peux pas demander à quelqu’un d’être si fort et, en même temps, exiger qu’il se soumette à tes choix. Finalement, c’est peut-être son père qui va donner à Viola le courage de se rebeller, paradoxalement.
Le film nous plonge dans des paysages très différents. Vous filmez la forêt landaise avec beaucoup de sensualité - à la fois belle et inquiétante - mais aussi l’océan, déjà présent dans Ophélia. Comment s’est fait le choix des lieux ?
A.Z. : Dès l’écriture. Ces lieux contiennent les atmosphères que je voulais. La forêt landaise est insaisissable : c’est la plus grande forêt artificielle d’Europe exploitée commercialement et les hommes pensent la domestiquer, mais c’est faux. Elle t’échappe et peut te dévorer. Marco et Viola sont prisonniers de quelque chose, mais leur enfermement, surtout intérieur, est encore plus palpable dans cet espace ouvert. En contrepoint, la famille italienne s’enferme dans des lieux confinés, alors qu’elle pourrait être libre. Dans les Landes, il y a aussi une dichotomie bizarre entre cette forêt et l’océan juste à côté. Je n’avais jamais vu ce mélange de paysages ailleurs, comme une symbiose paradoxale, un environnement magnifique mais aussi très violent.
A.Z. : Le non-dit repose sur la mise en scène. Une chose qui est tue cache toujours une douleur, un mensonge. Je connais tellement bien le sujet que la moitié de mon cinéma est faite de choses qui n’ont pas été dites. Le non-dit peut aussi être présent dans la parole. Marco parle sans cesse de sa guerre, mais son discours se vide peu à peu… Et il élude l’essentiel : sa culpabilité vis-à-vis de sa fille qu’il entraîne dans une vie qu’elle n’a pas choisie, une guerre qui ne lui appartient pas. L’idée était de créer entre Marco (Giuseppe Battiston) et Viola (Charlotte Cétaire) une relation père-fille exclusive, étouffante, dont on a envie de s’échapper.
La jeune Viola déploie une grande force de résistance…
A.Z. : Pour certaines choses, Charlotte ressemble à son personnage : elle est forte, intelligente et très mûre. Elle "ose" devenir celle qu’elle veut être. Marco a éduqué Viola à être plus forte et plus rapide que les autres. Elle vit avec une épée de Damoclès sur la tête, sans droit à l’erreur. Mais tu ne peux pas demander à quelqu’un d’être si fort et, en même temps, exiger qu’il se soumette à tes choix. Finalement, c’est peut-être son père qui va donner à Viola le courage de se rebeller, paradoxalement.
Le film nous plonge dans des paysages très différents. Vous filmez la forêt landaise avec beaucoup de sensualité - à la fois belle et inquiétante - mais aussi l’océan, déjà présent dans Ophélia. Comment s’est fait le choix des lieux ?
A.Z. : Dès l’écriture. Ces lieux contiennent les atmosphères que je voulais. La forêt landaise est insaisissable : c’est la plus grande forêt artificielle d’Europe exploitée commercialement et les hommes pensent la domestiquer, mais c’est faux. Elle t’échappe et peut te dévorer. Marco et Viola sont prisonniers de quelque chose, mais leur enfermement, surtout intérieur, est encore plus palpable dans cet espace ouvert. En contrepoint, la famille italienne s’enferme dans des lieux confinés, alors qu’elle pourrait être libre. Dans les Landes, il y a aussi une dichotomie bizarre entre cette forêt et l’océan juste à côté. Je n’avais jamais vu ce mélange de paysages ailleurs, comme une symbiose paradoxale, un environnement magnifique mais aussi très violent.
"Je crois que je copierai toujours un peu Les Poings dans les poches ! Et Sandra est l’un de mes films préférés, qui parle lui aussi d’une société qui n’existe plus, d’une famille qui a tout détruit."
L’absence est au cœur des lieux et des atmosphères, une violence sourde et immobile, comme dans la maison de Sandra de Visconti, ou celle des Poings dans les poches. Quels sont les films ou cinéastes qui vous nourrissent ?
A.Z. : Je crois que je copierai toujours un peu Les Poings dans les poches ! Et Sandra est l’un de mes films préférés, qui parle lui aussi d’une société qui n’existe plus, d’une famille qui a tout détruit. En Italie, on dit que l’amour de la famille détruit plus que la guerre… Plus largement, Visconti, Elio Petri, Ferreri et Antonioni représentent pour moi une éternelle source d’inspiration. C’est grâce à eux que j’ai trouvé la force de me rebeller contre mon destin d’enseignante et d’aller vers le cinéma. J’aime aussi beaucoup le cinéma de James Gray, son rapport au tragique, sa pitié pour les hommes imparfaits qui se laissent entraîner dans une chute libre, évidente pour tous sauf pour eux ; cela me parle. Et Zviaguintsev (Faute d’amour, Le Retour…), dont les thèmes sont très proches des miens, ou encore Mungiu, pour le regard qu’il porte sur sa société et qui devient universel.
Dans Après la guerre, les zones d’ombre jouent un grand rôle. Comment avez-vous travaillé avec le chef opérateur ?
A.Z. : On a beaucoup travaillé sur le contraste et le clair-obscur. Je voulais utiliser essentiellement la lumière naturelle, être le plus honnête possible. L’histoire est tellement chargée que je ne voulais pas en rajouter avec des artifices. J’utilise très peu de travellings. Un cadre fixe peut parfois dire beaucoup plus qu’un mouvement de caméra. La mise en scène a été vraiment pensée en fonction des émotions, elle doit servir l’histoire et les sentiments. Il s’agissait d’épurer. Mon film a quelque chose de classique, voire d’anti-glamour ! Je ne me reconnais pas dans ce jeune cinéma qui met de l’hystérie dans la façon même de filmer (montage très cut, mouvements intempestifs, néons, ralentis, cris et agitation des personnages, etc.). Je voulais un regard sur le monde qui soit vrai, profond et sans indulgence. J’assume sa complexité.
Il y a une énergie très forte dans le film, comme le poids d’un silence qui a besoin d’être dynamité. Pouvez-vous nous parler de la musique ?
A.Z. : La musique arrive à la 42ème minute, donc, quand elle arrive, il faut l’entendre. Avec Grégoire Hetzel, on a travaillé à bras le corps, à partir de chaque sentiment, chaque mouvement des personnages. Je lui donnais des mots, des adjectifs. Je savais aussi que je voulais des instruments à cordes, des sons qui puissent s’étirer le plus possible, pour ce voyage qui, précisément, ne finit jamais. Le récit se déroule dans deux pays, dans deux langues différentes ; la musique est le seul lien entre l’Italie et la France, le seul point d’union entre ces histoires qui sont liées mais ne se rencontrent jamais.
La musique contribue aussi au tragique…
A.Z. : Je voulais construire le film comme une tragédie grecque. Les hommes évoluent dans la vie comme dans un cercle prédéterminé. Ils sont libres de faire les bons ou les mauvais choix, mais finissent malheureusement toujours par opter pour les choix tragiques que les dieux ont décidés pour eux ! La tragédie soulève aussi la nécessité - intime et politique – de se libérer du père, élan à la fois vital et monstrueux, parce qu’il implique de renoncer à une partie de soi-même.
Le film sort en France et en Italie. Est-il reçu très différemment de part et d’autre des Alpes ?
A.Z. : Les enjeux sont très différents dans les deux pays : les Italiens connaissent parfaitement les événements liés au terrorisme de cette époque, les Français beaucoup moins. En Italie, il y a encore beaucoup de rage et de souffrance autour de cette histoire. Ce qui me surprend, c’est que beaucoup de spectateurs aimeraient que le film explique le terrorisme italien. Or il n’a pas la prétention de donner des réponses (que je n’ai pas). Il est né, au contraire, pour interroger et générer une réflexion. J’aimerais que certains tentent de nous expliquer - à moi et à ceux de ma génération - toute cette violence avec laquelle on a dû grandir.
A.Z. : Je crois que je copierai toujours un peu Les Poings dans les poches ! Et Sandra est l’un de mes films préférés, qui parle lui aussi d’une société qui n’existe plus, d’une famille qui a tout détruit. En Italie, on dit que l’amour de la famille détruit plus que la guerre… Plus largement, Visconti, Elio Petri, Ferreri et Antonioni représentent pour moi une éternelle source d’inspiration. C’est grâce à eux que j’ai trouvé la force de me rebeller contre mon destin d’enseignante et d’aller vers le cinéma. J’aime aussi beaucoup le cinéma de James Gray, son rapport au tragique, sa pitié pour les hommes imparfaits qui se laissent entraîner dans une chute libre, évidente pour tous sauf pour eux ; cela me parle. Et Zviaguintsev (Faute d’amour, Le Retour…), dont les thèmes sont très proches des miens, ou encore Mungiu, pour le regard qu’il porte sur sa société et qui devient universel.
Dans Après la guerre, les zones d’ombre jouent un grand rôle. Comment avez-vous travaillé avec le chef opérateur ?
A.Z. : On a beaucoup travaillé sur le contraste et le clair-obscur. Je voulais utiliser essentiellement la lumière naturelle, être le plus honnête possible. L’histoire est tellement chargée que je ne voulais pas en rajouter avec des artifices. J’utilise très peu de travellings. Un cadre fixe peut parfois dire beaucoup plus qu’un mouvement de caméra. La mise en scène a été vraiment pensée en fonction des émotions, elle doit servir l’histoire et les sentiments. Il s’agissait d’épurer. Mon film a quelque chose de classique, voire d’anti-glamour ! Je ne me reconnais pas dans ce jeune cinéma qui met de l’hystérie dans la façon même de filmer (montage très cut, mouvements intempestifs, néons, ralentis, cris et agitation des personnages, etc.). Je voulais un regard sur le monde qui soit vrai, profond et sans indulgence. J’assume sa complexité.
Il y a une énergie très forte dans le film, comme le poids d’un silence qui a besoin d’être dynamité. Pouvez-vous nous parler de la musique ?
A.Z. : La musique arrive à la 42ème minute, donc, quand elle arrive, il faut l’entendre. Avec Grégoire Hetzel, on a travaillé à bras le corps, à partir de chaque sentiment, chaque mouvement des personnages. Je lui donnais des mots, des adjectifs. Je savais aussi que je voulais des instruments à cordes, des sons qui puissent s’étirer le plus possible, pour ce voyage qui, précisément, ne finit jamais. Le récit se déroule dans deux pays, dans deux langues différentes ; la musique est le seul lien entre l’Italie et la France, le seul point d’union entre ces histoires qui sont liées mais ne se rencontrent jamais.
La musique contribue aussi au tragique…
A.Z. : Je voulais construire le film comme une tragédie grecque. Les hommes évoluent dans la vie comme dans un cercle prédéterminé. Ils sont libres de faire les bons ou les mauvais choix, mais finissent malheureusement toujours par opter pour les choix tragiques que les dieux ont décidés pour eux ! La tragédie soulève aussi la nécessité - intime et politique – de se libérer du père, élan à la fois vital et monstrueux, parce qu’il implique de renoncer à une partie de soi-même.
Le film sort en France et en Italie. Est-il reçu très différemment de part et d’autre des Alpes ?
A.Z. : Les enjeux sont très différents dans les deux pays : les Italiens connaissent parfaitement les événements liés au terrorisme de cette époque, les Français beaucoup moins. En Italie, il y a encore beaucoup de rage et de souffrance autour de cette histoire. Ce qui me surprend, c’est que beaucoup de spectateurs aimeraient que le film explique le terrorisme italien. Or il n’a pas la prétention de donner des réponses (que je n’ai pas). Il est né, au contraire, pour interroger et générer une réflexion. J’aimerais que certains tentent de nous expliquer - à moi et à ceux de ma génération - toute cette violence avec laquelle on a dû grandir.
Nous n’avions que dix ans à l’époque et nous avons subi, comme victimes collatérales, la violence des décisions politiques des adultes. Après la guerre témoigne de toute la douleur qui en résulte et qui demeure. Je crois qu’en parler, pour commencer, est essentiel.
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Fondatrice de l'association Le 3èmeŒIL qui œuvre pour la médiation artistique et culturelle du cinéma, elle intervient auprès des artistes, des publics et des professionnels du champ culturel. Son double cursus universitaire a rapidement confirmé son intérêt pour la dimension sensorielle du cinéma, le processus créatif, l’expérience de spectateur et les pratiques de médiation. Elle explore notamment la mise en scène de l'espace et du son au cinéma, ainsi que les questions de genres et leurs représentations, et rédige de nombreux articles, dossiers critiques et entretiens, au carrefour des métiers du livre et du cinéma.