Créer des formes partagées
L'autrice Geneviève Rando et Jean-Paul Rathier, directeur artistique de l’association Script, sont intervenus régulièrement dans des lieux de soins et des hôpitaux, notamment à Bordeaux au sein de l'Institut Bergonié, du Centre hospitalier Charles-Perrens et du Centre Jean-Abadie. Ateliers d’écriture, pièces de théâtre, expositions, publication de livres… Ils racontent ici la raison d’être et les possibles effets de ces projets Culture et Santé.
Pour quelles raisons intervenez-vous dans des hôpitaux et des lieux de soins en tant qu’artiste et structure ?
Jean-Paul Rathier : C’est l’histoire même de l’association Script qui a été créée à la fin des années 1970 pour rassembler des professions des arts et de la culture, de l’éducation et du travail social. Nous nous demandons ce qu’un soignant, un écrivain ou un plasticien peuvent faire ensemble, ce que cette expérience transforme pour soi et pour les autres.
Geneviève Rando : Je me pose toujours cette question : qu’est-ce qui m’interroge et me donne envie d’aller voir ? À l’Institut Bergonié, j’ai travaillé avec les femmes du service de nuit1 qui voulaient savoir pourquoi elles m’intéressaient. Je leur ai répondu que ce qu’elles racontaient disait quelque chose de tous, de nous et des veilleurs, ceux qui passent la nuit à veiller des gens malades. Au début, je ne savais pas comment j’allais faire. Quand on rencontre quelqu’un, on ne sait pas qui on va trouver. L’important est d’être à l’écoute de ce que j’appelle le récit central de chaque personne, ce qu’elle porte à l’insu de tout le monde.
Vous n’arrivez pas dans un lieu avec des projets culturels dits "clé en main" ; quel est le travail préparatoire ?
J.-P. R. : Quand une autrice comme Geneviève intervient, elle n’est pas seule. Il y a des bénévoles et des salariés à Bergonié, un groupe de travail avec des médecins, des cadres de santé et des infirmières. Script est là également, avec d’autres artistes. C’est la qualité et l’intensité des résonances entre ces personnes qui vont faire projet, ou pas. Plus qu’une volonté de faire, c’est le désir que quelque chose se passe.
G. R. : On rencontre des personnes autour d’une idée ou d’un lieu. On essaie d’attraper au vol ce qui est essentiel pour elles, qui peut être invisible, mais très puissant. L’idée fondamentale est la confiance. Je peux amener quelqu’un à écrire ou à parler, mais chaque projet est particulier. Je me demande toujours en quoi ce lieu et ces rencontres impactent mon travail d’écriture ou ma relation au monde. Et j’essaie, à partir de là, de faire quelque chose d’artistique, de culturel et de socialisé.
J.-P. R. : Le livre Ah çà, je vais l’écrire ! provient par exemple des rencontres de Geneviève avec l’équipe de nuit de l’Institut Bergonié. Elle a mis leurs paroles en forme, ce qui est le travail d’écriture. J’ai proposé ensuite d’en faire un livre, puis on a demandé à des comédiens et des comédiennes de venir sur place faire des lectures à voix haute. La réception a été si intense que j’ai suggéré, avec ma casquette de metteur en scène, de passer au plateau. L’OARA et le Glob Théâtre ont été convaincus de l’intérêt de sortir ainsi de l’hôpital. Ce n’était pas prévu, c’est la dynamique du projet qui a ouvert des portes. Un désir a été entendu. Le travail des artistes et des intervenants culturels est de créer des formes partagées qui fabriquent du commun.
Comment décririez-vous la relation que vous avez avec les personnes impliquées dans un projet artistique ?
G. R. : Passer de l’intimité que nous vivons avec d’autres à la sphère du social et du politique est un mouvement qui traverse ce que j’écris. La prise de parole et sa théâtralisation font que l’on se lève. Et une fois levé, on a envie de se relever. Personne ne peut nous obliger à nous rasseoir. On va chercher quelque chose de son moi intime et on change de posture. C’est une énergie qui recherche d’autres énergies. Il n’y a pas de projet artistique s’il n’y a pas de rencontre d’énergies. Quelque chose sort et cela produit des effets.
Il faut également des conditions pour intervenir et des soutiens financiers…
J.-P. R. : La première fois que je suis allé à l’Institut Bergonié, j’ai rencontré l’ancien directeur, le professeur Bernard Hoerni. Je ne connaissais ni le lieu ni les personnes, je ne savais pas encore quoi proposer. Je lui ai lu un texte de Maurice Blanchot sur le pari de Pascal qui disait notamment : "Il faut parier ; c’est-à-dire, il faut travailler pour l’incertain2." Bernard Hoerni m’a répondu qu’ils faisaient exactement cela dans leur métier. On avait donc une orientation éthique commune et quelque chose à faire ensemble. Il a dégagé une somme pour que nous puissions commencer à travailler. Cet engagement est important, car il y a maintenant des mises en concurrence des propositions artistiques autour des appels à projets Culture et Santé, ce qui est pour moi une catastrophe. L’essentiel est la confiance dont parlait Geneviève, on partage un risque.
Vous vous considérez au service de quelque chose dans ces lieux de santé ?
G. R. : J’ai du plaisir à écrire et j’ai envie de le transmettre. Quand quelqu’un me dit qu’il n’a jamais écrit, je lui réponds simplement qu’il va peut-être écrire aujourd’hui. Et peut-être que cela lui fera du bien. On apprivoise l’autre avec ce qu’il pense ne pas être pour lui. Il y a bien sûr des techniques d’écriture pour entamer un récit, mais il faut passer le mur de l’interdit que l’on s’est mis en tête. Écrire, c’est aussi raconter quelque chose à quelqu’un d’autre.
Quelles sont les particularités de l’intervention dans des lieux de santé ?
J.-P. R. : On y éprouve la question du soin et de l’attention de façon particulièrement intense. On y apprend beaucoup. Cela nous rapproche de ce qu’est l’attention d’un soignant et celle d’un artiste qui, elle, n’est pas centrée sur un objet particulier. Un artiste attend l’inattendu.
G. R. : Ma ligne est celle du récit de l’autre. On n’est pas dans la séduction, on invite l’autre. J’ai rencontré des gens hors du commun, je pèse mes mots. Je pense à Marie, à l’Institut Bergonié, une femme qui se savait condamnée. Elle était dans l’urgence d’écrire, elle ne nous donnait que l’essentiel. Elle m’a appris tellement, en peu de temps. Cela nous remet à notre place et nous fait entrer dans une humanité que l’on a peut-être un peu perdue. On est tous en risque de perdre l’humanité, il n’y a pas les vertueux et les autres. Les femmes qui travaillent la nuit à Bergonié ont réalisé, avec ce projet, tout ce qui les traversait, ce qu’elles entendaient, ce qu’elles vivaient. Et quand ces scènes ont été jouées en public, elles ont pris conscience que cela renvoyait aussi des choses aux spectateurs.
Ce travail de création et d’écriture produit-il des effets ?
J.-P. R. : Oui. Sur les soignants, sur les patients et sur les artistes. Dans les années 1970, on évoquait l’humanisation des hôpitaux. Là, on parle de l’hôpital qui nous humanise. La question n’est pas de souhaiter que l’art ait des effets thérapeutiques. Le pire du travail serait de vouloir guérir l’autre. Cela peut faire du bien comme cela peut ne pas faire de bien. La question est plutôt : comment ces expériences ont des effets dans la vie sociale ? Cela peut transformer les relations entre les gens à l’hôpital, mais aussi les relations entre l’hôpital et son environnement. Quand on a commencé à intervenir à Bergonié, le voisinage le voyait presque comme une léproserie. Heureusement, on n’en est plus là.
Pensez-vous qu’il y a encore beaucoup à faire, dans un contexte où différentes formes de crises sont très présentes à l’hôpital ?
J.-P. R. : Quand on a commencé à travailler, il fallait "apporter" la culture à l’hôpital. À Script, nous avons toujours voulu appeler cela Culture et Santé. Ces présences artistiques font que des gens s’autorisent à dire ce qu’ils n’auraient pas dit sans ces médiations. Je pense à la personne qui s’occupe des morts à Bergonié, au dépositoire. Cet homme a raconté comment il prenait soin des corps et son texte, d’une humanité incroyable, commence par : "Ici, personne ne me parle." Il s’est fait entendre et cela a vraiment changé des choses autour du dépositoire et de l’accueil des familles.
G. R. : Cela a eu un impact incroyable. Le travail artistique et culturel dans les hôpitaux et ailleurs, dans les quartiers, ce n’est pas la stratégie du camouflage. C’est tout l’inverse, c’est la révélation des choses. On essaie de travailler une dynamique qui va fertiliser sur un territoire, on s’en sert comme un levier permettant de déployer des imaginaires. Dans les hôpitaux, le rapport à la culture ne doit pas cacher ce que vivent les soignants et, par conséquent, les patients. On est dans une crise très grave de la santé publique ; les intervenants artistiques et culturels ne sont pas là pour cacher la misère.
1. Voir la création (écriture et mise en scène) Ah çà, je vais l’écrire !, développée dans le cadre du projet Culture et Santé mené par Script avec l’Institut Bergonié .
2. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 176.