D’autres possibles : "Dans tes rêves" et "Mano", deux projets d'éducation à l'image
De nombreux projets d’éducation à l’image n’ont pas résisté aux contraintes liées à la crise sanitaire actuelle et au confinement. À l’inverse, d’autres projets se sont maintenus et ont perduré, en déployant des capacités d’invention et en s’emparant de ce cadre contraignant pour favoriser la création, impulser du collectif et de nouvelles manières d’être en relation. Dans tes rêves1 et Mano2 en sont deux exemples intéressants.
L’œil et la main tendue, comme une invitation à ouvrir le regard, tendre la main pour rendre possible le geste de cinéma. Ce logo3 illustre avec force le projet Mano initié par les réalisateurs Gaël Lemagnen et Loan Calmon, en association avec la boîte de production Vertigo Films, l’association La Boulangerie, l’Institut international de l’image et du son (3IS), et la Mission Locale de Bordeaux4. Pendant huit mois, une dizaine de jeunes adultes accompagnés dans leur parcours d’insertion par la Mission Locale de Bordeaux ont participé à des ateliers pour aboutir à la réalisation collective d’un court métrage documentaire. Par la suite, une bourse a permis à l’un des participants d’intégrer l’école 3IS. Gaël Lemagnen souligne ce désir de démocratiser l’accès aux études de cinéma, pour créer de la mixité sociale et favoriser la diversité de points de vue au sein de la production cinématographique.
Ce même désir d’offrir un espace d’expression par le biais des outils du cinéma pousse Lætitia Farkas Aubouy, réalisatrice, et Anne Dupouy, ingénieure du son, à accompagner le projet Dans tes rêves auprès de la classe relais du CRFP (Centre de rééducation et de formation professionnelle) dans une maison d’enfant à caractère social (Mecs) de l’Institut Don Bosco à Gradignan. Un groupe de huit adolescents et leurs éducateurs ont travaillé à la réalisation d’un court métrage de fiction, de l’étape de l’écriture au tournage et jusqu’à sa diffusion.
Ces projets ont été marqués par l’imprévu et l’incertitude, le confinement rendant impossible les rencontres et menaçant la capacité à faire ensemble. Dès lors, quels ont été les outils pour maintenir le lien, nourrir le désir dans le temps face à un contexte si difficile ? Que nous disent en creux ces expériences de l’importance et de la nécessité de l’action culturelle auprès des publics éloignés, quelle que soit la situation ?
Le collectif à toute épreuve
La création d’un collectif constituait à la fois un objectif de départ et une condition nécessaire pour aller au bout de ces deux projets, permettant de s’immerger dans les conditions professionnelles d’une réalisation cinématographique et favorisant l’échange.
Lorsque le confinement a été annoncé, un seul atelier dans le cadre du projet Mano avait déjà eu lieu avec tout le groupe. Ce qui aurait pu être vécu comme un obstacle s’est avéré être un contexte intéressant pour réinventer une dynamique collective. Selon Loan Calmon, "il y avait une disponibilité, un ennui, une bizarrerie qui faisait que quand on venait en atelier, ayant vécu tous la même chose dans notre torpeur chacun chez soi, ça nous permettait d’être plus directs sur certaines choses ; un rapport aux images, au réel, sur ce qui se passait dehors". Des sessions d’atelier étaient proposées à distance, sur Skype. Ces rendez-vous bimensuels, très suivis par les jeunes, s’articulaient autour d’exercices pratiques et théoriques sur des questions de cinéma. De cette première étape a émergé une "boîte à outils construite collectivement : avec des références, des mots, des définitions que l’on trouvait tous ensemble, et qui nous a suivis jusqu’à la fin", favorisant l’émergence du "nous".
La question du groupe a été également centrale dans le projet Dans tes rêves. Il n’y a eu que peu de séances avec les adolescents du CRFP avant le confinement, et la dimension collective était ébranlée par des tensions inhérentes au travail en groupe pour ces jeunes. Sur les conseils de François Guijarro, éducateur, les séances se sont construites autour de séquences réalisées et filmées en binôme. À la manière d’un cadavre exquis, ces séquences mises bout à bout au montage allaient constituer un premier film. Mais cette dimension collective, déjà mise à mal par la difficulté de faire groupe en atelier, résisterait-elle au confinement ? Un blog a été créé, sur lequel les intervenantes artistiques ont partagé des films (notamment celui réalisé lors des premières rencontres). Elles ont également proposé un exercice, auquel l’une et l’autre se sont prêtées : depuis sa fenêtre, parler d’un de leurs rêves. Cet engagement, au risque d’exposer une part d’intime, semble avoir favorisé une certaine confiance. Aussi, à la sortie du confinement, les équipes ont découvert avec fierté le travail des jeunes. Et les jeunes eux-mêmes se sont sentis reconnus et fiers de leur production, valorisés et considérés.
Tous avaient alors réussi à faire équipe, malgré tout. L’immobilité imposée pendant le confinement n’avait pas contraint la pensée et le désir de création, en témoignent les inventions propres à chaque projet. Mais comment sont-ils parvenus à aller au bout de ce processus de réalisation d’un film ? Qu’a provoqué chez chacun cette mise en mouvement collective ?
Fabriquer un film ensemble : une mise en mouvement vers d’autres possibles
L’absence, la distance et l’isolement imposés par le confinement n’ont donc pas mis à mal le projet Mano. Au contraire, les ateliers et les liens tissés à distance avaient généré du désir, l’envie de faire ensemble. Lors de leurs retrouvailles à la Mission Locale, l’énergie du groupe était bien palpable et le choix du scénario documentaire a pu se faire de manière très fluide. C’est le projet de Frédéric Svatoch, sur les mutations du quartier Belcier à Bordeaux, qui a été choisi et a abouti à la réalisation du film Le Quartier derrière la gare5. Il explique : "Le fait de vouloir proposer un sujet comme ça... on dirait que ça sort de nulle part, t’es enfermé dans un microcosme, t’as l’impression qu’il n’y a plus de vie, que plus rien ne se joue. Mais y’a encore un truc, c’est l’histoire, l’histoire, elle pèse, c’est pas parce que tout le monde doit rester chez soi que ça n’existe plus. Tout ce quartier-là il existe encore, et je pense que ça a joué sur le fait qu’on choisisse ce sujet-là." Les divers échanges issus de ce travail collectif ont permis à ceux qui étaient au départ plus fragiles dans leur connaissance du documentaire, dont la capacité à s’exprimer était moins évidente, de se positionner avec une réelle distance critique. Et c’est dans le souci d’écouter la parole de chacun que s’est prise la décision du thème du film.
Choisir la forme documentaire ici, c’était aussi engager une ouverture sur l’extérieur en partant à la rencontre des habitants du quartier dès l’étape de repérage et au moment du tournage. Frédéric poursuit : "Le fait de se réapproprier un peu un territoire comme ça, de manière cinématographique, ça fait comprendre plus de choses sur le monde [...]. Je pense que le collectif m’a appris à savoir composer, ne pas rester dans ma bulle politique ou sensible, c’est le but de ce projet aussi..."
La question de la relation aux autres, mise au travail à travers ces projets collectifs, s’est aussi avérée centrale dans la poursuite du projet Dans tes rêves. Portée par le même désir d’aller au bout, de faire le pari du collectif, toute l’équipe s’est rendue dans les Landes durant six jours pour réaliser le film Dans tes rêves6. Lætitia Farkas Aubouy souligne que "c’était devenu leur projet [...] ; on avait une bande d’éducateurs, ils faisaient tout : machinos, comédiens et ils nous ont toujours aidés à capter les jeunes, c’étaient des éduc-acteurs ! Et finalement les jeunes ont participé à toutes les étapes".
L’adhésion et l’engagement de tous les participants du projet Dans tes rêves s’expliquent là aussi en partie par la place donnée à la singularité de chacun au sein de ce collectif. En amont du séjour, les intervenantes avaient réalisé des entretiens individuels filmés afin de recueillir leur parole. Le scénario s’est donc écrit collectivement en partant de cette matière documentaire qui venait des participants. Mélanie Delforge, coordinatrice culturelle de l’Institut Don Bosco souligne : "Les projets artistiques permettent de porter un autre regard, ce n’est plus le regard institutionnel, c’est le regard porté avec et par des artistes. Et ça, c’est primordial, c’est une opportunité d’avoir une autre place." Chacun, au cœur de cette expérience collective, a ainsi pu loger une part de soi : en livrant une parole singulière inspirant le scénario, en participant à toutes les étapes de réalisation, selon ses envies et ses compétences.
Ces expériences ne se limitent pas à une parenthèse dans un quotidien : Dans tes rêves et Le Quartier derrière la gare sont deux films qui seront diffusés, en salle de cinéma et festival, amenant par-là d’autres rencontres, d’autres échanges, permettant à nouveau de faire bouger les lignes.
Les sensations d’empêchement, d’isolement et la difficulté à envisager l’avenir sereinement, partagées par une grande partie de la population durant le confinement, font écho à l’expérience de ces jeunes adultes en recherche d’emploi et à celle de ces adolescents déscolarisés. Cette résonance réaffirme l’urgence du lien social, la nécessité de la culture pour donner du sens et ouvrir les horizons, quel que soit le public.
La conduite de ces deux projets d’éducation à l’image nous donne à voir que les pratiques artistiques peuvent être en lien étroit avec la possibilité de se réaccorder aux autres et au monde. Ils illustrent avec force la nécessité de l’action culturelle auprès de publics éloignés, dans ce qu’elle propose d’espace d’expression, d’ouverture sur l’extérieur et d’expérience collective, quel que soit le contexte.
1Dans tes rêves s’est construit en partenariat avec l’Iddac et le dispositif Passeurs d’images. Ce projet s’inscrit dans le dispositif d’interventions culturelles et artistiques au sein des Mecs de Gironde, mis en place par l’Iddac, ayant pour objectif de permettre aux jeunes accompagnés d’accéder à la culture.
2Mano a été soutenu par le CNC, le dispositif Passeurs d’images, la Ville de Bordeaux, la Région Nouvelle-Aquitaine, Vertigo Films.
3Dessin d’Éloïse Coussy : www.eloisecoussy.net
4Ce projet a pour but de favoriser l’accès aux pratiques audiovisuelles et cinématographiques à des personnes qui en sont éloignées et qui souhaitent se former dans ce domaine.
5Le Quartier derrière la gare, documentaire, 19’, 2020. Réalisé par Frédéric Svatoch et Melissa Carpentier.
6Dans tes rêves, fiction, 10’, 2020. Réalisé par la classe accueil-relais du CRFP Don Bosco, Laetitia Farkas Aubouy et Anne Dupouy.