Entre la chambre et le laboratoire
Ces dernières années, l’autrice et metteuse en scène Laurence de la Fuente s’intéresse aux lieux où nous posons nos amarres ceux qu’on traverse, ceux qu’on habite et ceux qu’on espère – et à ce qu’ils nous laissent comme empreintes ou souvenirs. Après Domiciles fantômes (éditions de l’Attente, 2022), où elle explorait des lieux privés, le projet Espaces hospitaliers1, qui évolue depuis 2015 dans le cadre du dispositif national Culture et Santé2, lui a permis d’observer ceux qui sont publics et qui accueillent. Et c’est sous la forme d’un livre numérique, qui va être publié par les éditions La Marelle3, qu’elle a trouvé où cette création allait pouvoir continuer à s’épanouir.
Vous revenez de La Marelle où vous avez finalisé l’architexte4 et l’arborescence de votre livre numérique, Espaces hospitaliers, issu des textes développés au cours de trois résidences menées depuis décembre 2015. Pouvez-vous nous en raconter la genèse ?
En novembre 2015, dans le cadre du programme national Culture et Santé et de son déploiement en région, le service Culture du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux a contacté ma compagnie Pension de famille pour que je propose un projet d’atelier au service de médecine générale de l’hôpital Saint-André. Le projet devait répondre à la trilogie du dispositif qui est d’aider à améliorer le bien-être de la personne malade et l’environnement de travail du personnel de l’hôpital ; de créer du lien social et de favoriser le décloisonnement au sein même du CHU ; enfin, de permettre l’accès à la culture pour tous.
Travailler dans un hôpital soulevait un premier défi : les patients sont pris en charge sur des temporalités et des protocoles de soin très variables. Aussi, il me fallait évacuer la possibilité d’une linéarité et créer un cadre narratif là où tout est "uniformisé ", des lieux aux vêtements... L’hôpital devait devenir, un peu comme l’autoroute des Autonautes de la cosmoroute de Julio Cortázar5, un catalyseur d’imaginaire. Je me suis alors associée à l’artiste plasticien et scénographe Bruno Lahontâa, qui a l’habitude des télescopages entre réalité et fiction, afin qu’on établisse un process de micro-narrations. Nous avons donc proposé de mettre en œuvre un protocole d’écrivains publics qu’on a nommé "Chambres à dessin, chambres d’écriture". Et pendant six mois, de décembre 2015 à juin 2016, tous les jeudis, avec la complicité des soignants et des équipes, on entrait dans les chambres des patients qui souhaitaient participer au projet. Comme un voyage à rebours du temps, nous convoquions leur imaginaire pour qu’ils racontent un souvenir ou qu’ils évoquent une image mentale. Bruno le dessinait et j’écrivais un texte. Afin d’être dans un "espace" d’échange, nous leur donnions ensuite une copie. Les patients retrouvaient ainsi, au sein de l’hôpital, leur singularité. Avec la récolte d’une cinquantaine de dessins et de textes, un livret a été imprimé par le CHU de Bordeaux, avec l’idée que la culture contribue à l’ouverture de l’hôpital sur la cité. Le 30 mai 2016, la Direction de la communication et de la culture du CHU de Bordeaux a reçu, pour ce projet, le Trophée Culture & Hôpital décerné par la Fédération hospitalière de France.
À ce moment-là, Bruno et moi, nous avions découvert autre chose... Les dessous du vaisseau. Comme une exposition du projet était envisagée, nous sommes allés à la rencontre des équipes techniques qui travaillent dans les sous-sols. En y circulant, nous avons trouvé que ces espaces, invisibles dans l’hôpital, étaient
archi-fictionnels... Au-delà d’y rencontrer tous les métiers – des maçons aux serruriers en passant par les jardiniers –, nous y avons découvert toute l’ingénierie de l’hôpital et notamment l’immense salle des machines qui fabrique l’air comprimé, le poumon de l’hôpital.
C’est là que le projet a commencé à évoluer vers une autre forme ?
Oui, parce qu’ensuite, nous leur avons proposé une extension du projet, avec le même protocole, à destination cette fois de ceux qui travaillent dans ces souterrains. Et de juin 2017 à avril 2018, dans le cadre d’une deuxième résidence avec la vidéaste Célie Alix, nous nous sommes à nouveau immergés dans l’hôpital à la découverte de sa partie cachée. Et de ces nouveaux échanges sont nés cent quarante dessins et textes, accompagnés de vidéos et de prises de sons. Pendant ce temps, je travaillais sur une dramaturgie entrelaçant les premiers textes aux nouvelles voix documentaires. Et de novembre 2018 à juillet 2021, avec le comédien Romain Jarry et des élèves de l’École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine, nous en avons présenté une lecture théâtralisée, accompagnée d’une partie de l’exposition de "Chambres à dessins, chambres d’écriture". D’abord à la bibliothèque Jean-de-La-Ville-de-Mirmont à Bordeaux, pour le festival Hors jeu/En jeu, porté par la Ligue de l’enseignement de la Gironde, puis dans les jardins de l’hôpital Saint-André, pour le festival Chahuts. En 2021, avec le musicien Dominique Pichon, nous avons retravaillé la forme et rebaptisé le projet Espaces hospitaliers pour le présenter dans le jardin de l’Hôtel de Ville lors d’Un été à Bordeaux, puis au parc Rivière et, à Lormont, au musée national de l’Assurance maladie.
En lisant le texte du livre numérique, on mesure à quel point votre passage à Marseille, ville d’accueil s’il en est, a de nouveau modifié le projet. D’autres "espaces hospitaliers" sont-ils venus s’y greffer ?
Dès la deuxième résidence, j’ai commencé à chercher un « espace » pour accueillir ces textes, comme un voyage qui en visiterait toutes les étapes, mais de manière libre et plurielle. Un espace qui permettrait d’entremêler aux textes et aux dessins des matériaux issus de fragments et de digressions glanés au fur et à mesure des
évolutions, comme un chant polyphonique emboîté dans un labyrinthe où l’on ne se perd pas.
Si bien qu’avec Célie Alix, quand nous avons découvert la résidence d’écriture numérique proposée par La
Marelle, cela a été une évidence : c’était un livre numérique qu’il fallait faire6. Et de février à avril 2019, nous avons eu la chance d’être lauréates et de contractualiser avec eux le projet d’édition. Par ailleurs, il est vrai que cette résidence d’écriture à Marseille a aussi rebattu les cartes sur la question de "l’hospitalité", car la
Méditerranée est un lieu d’accueil et de migration depuis toujours. Ainsi, les mythologies, littératures et arts qui le racontent et qui sont présentes à tous les coins de rue se sont immiscés dans le texte. J’ai donc travaillé une forme qui progresse au sein d’un hôpital et de lieux d’accueil, qui est évolutive et qui échappe aux frontières formelles tout en proposant une déambulation narrative et littéraire.
À propos de frontières, savez-vous déjà où vous poserez vos prochaines amarres ?
Oui [rires]... Je travaille déjà sur un projet qui va s’appeler Espaces aquaphoniques. J’ai envie d’explorer cette fois les espaces aquatiques, les fleuves souterrains, par exemple, qui passent sous les villes, en les reliant à leur matière sonore. Pour y travailler, deux résidences d’écriture sont prévues à l’automne en Gironde : à la Villa
Valmont, à Lormont et au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien.
1. Les partenaires du projet sont : l’Agence régionale de santé, la Drac Nouvelle-Aquitaine et la Région Nouvelle-Aquitaine, qui ont financé les différentes résidences de Laurence de la Fuente dans le cadre du dispositif Culture et Santé, la Ville de Bordeaux dans le cadre du Pacte de cohésion sociale et territoriale et de l’aide à la création, la Ville de Lormont et le musée national de l’Assurance maladie, l’École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine, le festival Chahuts, La Marelle et l’hôpital Saint-André.
2. Pour en savoir plus sur cette politique interministérielle et son déploiement en Nouvelle-Aquitaine, voir article p. 6-7 dans ce numéro.
3. La Marelle organise des résidences de création, soutient et publie des projets d’auteurs et propose des actions culturelles auprès d’un large public : www.la-marelle.org
4. Terme emprunté à Gérard Genette, dans Introduction à l’architexte, éditions du Seuil, 1979 : "L’architexte est
appréhendé comme un composite d’objets, de représentations et de pratiques". Aujourd’hui, ça correspond plus à une structure numérique qui se voit reconstruite à chaque consultation, à travers les gestes de lecture-écriture qui en actualisent les potentialités (journals.openedition.org/communication/7295)
5. En mai 1982, le couple d’écrivains Julio Cortázar et Carol Dunlop prend l’autoroute du Sud en direction
de Marseille. Finalement, le voyage va se dérouler pendant trente-deux jours sur l’A6 puisque, tels deux explorateurs, leur journal de bord est devenu le roman éponyme traduit en 1983 et publié aux éditions Gallimard.
6. La Marelle publie par ailleurs des ouvrages au format numérique conçus comme des œuvres dynamiques qui modifient le rapport habituel à la lecture ou à l’écriture.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)