"Faire primer le désir de cinéma sur la peur du virus"
L’épidémie de Covid-19 a largement impacté le quotidien des sociétés de distribution, obligées de trouver une place dans la chronologie des médias pour les films programmés à l’affiche pendant le confinement et de réorganiser leur planning de sorties et d’investissements pour les semaines suivant la réouverture des salles. Retour avec quatre distributeurs sur six mois d’incertitude et d’adaptation.
Comment engager des frais de promotion pour un film alors même qu’on ne sait pas quelle va être l’évolution des mesures sanitaires des semaines à venir ? C’est toute la problématique rencontrée par les sociétés de distribution depuis le début de la crise, alors qu’une recrudescence de l’épidémie est constatée sur l’ensemble du territoire national cet automne.
Des sorties annihilées par le confinement et la fermeture des cinémas
Les premiers films qui ont fait les frais de la crise sont logiquement ceux qui étaient à l’affiche lors de la fermeture des cinémas le 15 mars dernier. Étienne Ollagnier, gérant de la société de distribution Jour2Fête qui sortait le film Un fils de Mehdi M. Barsaoui le 11 mars, témoigne : "On a été complètement cueillis par la fermeture des salles. Le film avait fait une très bonne sortie, mais il n’a malheureusement eu que quatre jours d’existence en salle avant le début de la crise." Le film aura finalement droit à une seconde vie après la réouverture des cinémas le 22 juin avec une rentabilité moindre qu’initialement espérée. "On a voulu jouer le jeu des salles en le laissant à l’affiche pour la réouverture mais cette coupure de trois mois a diminué de deux tiers le nombre d’entrées envisagées au regard des chiffres enregistrés sur le premier week-end" (50 000 entrées au final au lieu des 150 000 ou 200 000 espérées).
Cette situation de manque à gagner, beaucoup de distributeurs ayant engagé des dépenses promotionnelles pour des films prévus pour les mois de mars et avril l’ont rencontrée. Le choc de la fermeture a été d’autant plus violent pour les petites structures venant de lancer leur activité. C’est par exemple le cas de la société Les Alchimistes, née au printemps de la fusion entre les sociétés lilloise Ligne 7 et marseillaise Docks 66. "Le lancement a été contrarié par le confinement, que ce soit en matière de démarches administratives ou même d’exposition. On aurait bien aimé ancrer la fusion avec des événements à Cannes notamment", explique Violaine Harchin, l’une des cogérantes de la société. "Tout a été chamboulé par la crise mais c’est un moindre mal en comparaison avec une jeune structure qui démarrerait de zéro. Et puis, on a pu bénéficier de mesures de soutien pour les films où les investissements étaient déjà avancés", continue son partenaire Timothée Donay, évoquant une aide structurelle de 1 500 euros, la possibilité de mobiliser 30 % de leur fonds de soutien émanant du Centre national du cinéma (CNC) et d’avoir recours au chômage partiel pour les salariés rattachés à la structure.
"Pour le cinéma d’auteur, le vecteur principal reste la salle"
La question s’est également posée pour une partie de la profession de savoir quelle stratégie de repli mener pour les films programmés pendant la fermeture des cinémas, aux mois de mars et avril derniers. Les sortir directement sur les plateformes de vidéo à la demande (VOD) ? Pour Stéphane Auclaire, gérant de la société de distribution UFO et membre du Dire (Distributeurs indépendants réunis européens), cette option n’était pas envisageable au vu de la nature des films distribués par sa structure : "Nos films sont faits pour l’expérience de la salle de cinéma, ils n’ont pas de valeur ou d’intérêt majeur sur un petit écran", explique celui qui sort en salle le 18 novembre prochain le film fantastique Atarrabi et Mikelats, d’Eugène Green. Étienne Ollagnier, qui a tenté l’expérience pour un film avec une exposition mineure distribué par sa société Jour2Fête confirme : "On a tenté l’expérience VOD pour le film Il était une fois dans l’Est, mais cela n’a pas marché. Les plateformes sont d’une inefficacité totale pour les films à faible notoriété. Pour le cinéma d’auteur, le vecteur principal reste la salle."
Pour éviter la très faible reprise du marché après la réouverture du 22 juin et l’été compliqué qui a suivi, les distributeurs ont donc privilégié le plus souvent de décaler les sorties de quelques mois, de façon à laisser passer la période anxiogène de reprise et de bien communiquer sur les films en attendant une reprise de fréquentation des salles obscures. C’est notamment le cas de UFO qui devait sortir Michel Ange d’Andreï Kontchalovski en juin et qui a finalement opté pour un report avec une sortie effective le 21 octobre dernier, ou des Alchimistes, dont la sortie d’Antigone de Sophie Deraspe a été repoussée d’avril à septembre. Au risque de créer un embouteillage de films programmés en salle en cette période automnale ? "Le calendrier est toujours chargé à partir du mois d’octobre, donc le risque d’un manque d’exposition médiatique ne nous fait pas peur. Au contraire, la mise à l’arrêt du marché américain libère de la visibilité et de la place en salle, il y a donc peut-être paradoxalement un bonus à faire avec un marché plus fort qu’au début de l’été et une potentielle multiplication du nombre de copies par film", explique Stéphane Auclaire, qui ne réorientera pas son activité sur la distribution de films patrimoniaux pour combler d’éventuels manques. "Les salles ont recours à une programmation plus importante de films patrimoniaux du fait de la crise, mais il y a des distributeurs patrimoniaux leaders comme Carlotta qui font déjà ça très bien."
Des mesures de soutien renforcées pour pallier un avenir toujours incertain
Les distributeurs peuvent en tout cas se féliciter de l’esprit de corps qui a animé la profession depuis le début de la crise afin de porter leurs revendications auprès des pouvoirs publics, comme le rapporte Étienne Ollagnier, lui-même coprésident du Syndicat des distributeurs indépendants (SDI). "Dès le mois de mars, les discussions interprofessionnelles ont été très fortes, avec les exploitants notamment, pour échanger sur la survie de nos métiers. Cela nous a permis d’arriver avec des propositions précises à la table des négociations face au CNC et au ministère de la Culture."
Le congrès des exploitants qui se tenait à Deauville à la fin du mois de septembre a été l’occasion pour la ministre de la Culture Roselyne Bachelot de préciser un plan de relance des filières du cinéma incluant les distributeurs. Renfloué à hauteur de 165 millions d’euros, le CNC va affecter 17,7 millions d’euros d’aide à la distribution afin d'encourager la sortie des films pendant cette période de reprise. Ces aides prendront la forme de majoration de soutiens générés sur la période allant du 1er septembre au 31 décembre, en comparaison des mois précédents. Les aides sélectives à la distribution sont également renforcées pour aider au cas par cas la sortie des films les plus fragiles financièrement. De même, une bonification du soutien automatique distributeur est prévue pour chaque sortie en salle d’œuvres nouvelles. Enfin, les péremptions des comptes automatiques de soutien sont repoussées d’un an pour laisser plus de flexibilité aux sociétés de distribution en difficulté de trésorerie.
Des mesures accueillies avec attention et intérêt par Étienne Ollagnier, qui n’enlèvent cependant rien à l’incertitude globale qui règne concernant l’évolution de la pandémie : "On reste malheureusement dans une stratégie de court terme même si les mesures ont pour but de garantir la diversité des films. Nous voulons tous faire en sorte que les films rencontrent leur public, mais est-ce que cela a encore du sens quand on voit les prévisions actuelles du ministère de la Santé ?" Stéphane Auclaire, lui, se refuse à être trop prudent et veut être confiant : "Il faut sortir les films, et non les décaler encore et toujours alors qu’on ne sait pas quand cette crise prendra fin. C’est important psychologiquement pour toute la profession", explique celui qui s’apprête à sortir trois films d’ici la fin de l’année 2020. Avant de conclure : "Si le CNC et le ministère de la Culture continuent de jouer le jeu comme c’est le cas actuellement, et que de notre côté, on arrive à faire primer le désir de cinéma sur la peur du virus, il n’y a pas de raison qu’on ne s’en sorte pas."