La fantasy : "une extension moderne du mythe"
Après une renaissance entamée au début des années 2000 par la littérature jeunesse, la fantasy ne cesse, depuis, de gagner lecteurs et lettres de noblesse. La faute à d’énormes succès sur les écrans – adaptation du Seigneur des anneaux ou du Trône de fer en tête –, mais aussi à la suite de la prise de pouvoir politique, économique et sociétal d’une génération geek, biberonnée aux Star Wars, à Conan le Barbare, Donjons & Dragons ou les anime du Club Dorothée. Mais derrière ce phénomène avant tout commercial est apparue en France une création moderne, de jeunes auteurs qui dynamitent les codes usés du genre en s’attachant à bâtir à la fois de nouveaux mythes, mais aussi une nouvelle langue pour leur genre de prédilection. Ils s’appellent entre autres Jean-Philippe Jaworski, Chloé Chevalier ou encore Patrick K. Dewdney, écrivain franco-britannique établi en Limousin, dont Les Chiens et la charrue, troisième tome de son Cycle de Syffe, est paru récemment aux éditions Au diable vauvert. Débarquant du monde du polar et du noir, il a rencontré un franc succès avec les deux premiers tomes de sa saga, L’Enfant de poussière, puis La Peste et la vigne1. Considéré comme l’une des voix les plus prometteuses du genre, il nous parle de son approche personnelle de la fantasy.
Pourquoi écrire de la fantasy aujourd’hui ? Est-ce que ce genre très codé a quelque chose à dire de notre modernité ?
Patrick K. Dewdney : Mon lien à la fantasy est très ancien. C’était le sujet de mes études à l’université, j’y ai beaucoup réfléchi et ce qui m’a toujours séduit dans ce genre, c’est de constater à quel point on peut l’envisager comme une extension moderne du mythe. C’est, je crois, l’une des seules littératures à notre disposition aujourd’hui qui offre des récits fondateurs alternatifs pour notre monde, des visions fortes sur lesquelles construire des sociétés et des rêves à l’opposé de ce que propose la politique actuelle. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler les liens évidents que la fantasy a entretenus au cours de son histoire relativement jeune avec les contre-cultures du xxe siècle – que ce soit la vague hippie ou les mouvements punk et gothique. Ces courants contestataires ont chacun bâti leur propre mythologie autour notamment de certains textes fondateurs du genre.
Et c’est bien cet aspect qui m’intéresse et me porte à écrire de la fantasy : c’est avant tout, je pense, une littérature subversive. Quelque part, depuis le début de mon parcours d’écriture, je me suis toujours plus envisagé comme un activiste ou un militant que comme un auteur à part entière. J’aime notamment la façon dont la fantasy permet de questionner des problématiques sociales contemporaines sans en avoir l’air. Ainsi, si l’on y regarde de plus près, Syffe est un traîne-la-rue, un voleur à la peau mate, dont l’histoire aurait été sûrement plus difficile à raconter sans le filtre de la fantasy.
Qu’est-ce qui est venu en premier pour Le Cycle de Syffe : l’histoire ou le monde ?
P.K.D. : Je n’ai pas eu le sentiment de séparer l’un de l’autre dans l’élaboration des romans. Les deux se doivent avant tout d’être au service d’objectifs supérieurs assez précis qui, comme je viens de l’évoquer, peuvent être qualifiés de politiques. Et puis, pour ce qui concerne la fantasy, ou même plus largement les littératures de l’imaginaire où la question se pose souvent, je crois qu’il n’est jamais bénéfique pour le texte de faire passer l’un avant l’autre. J’ai notamment pas mal de difficultés avec les livres qui ont tout misé sur le world building et qui, du coup, ressemblent plus à des guides touristiques qu’à des romans.
De toute façon, je ne crois pas qu’il y ait de méthode pour écrire un monde. J’ai beaucoup lu dans mille domaines – des sciences sociales à la géologie, en passant par la biologie – et ce sont ces connaissances, ces intérêts avec lesquels j’ai pensé une société, des cultures. Je prends beaucoup de notes sur le monde dans lequel se déroulent les romans, j’écris nombre de développements avant tout pour moi, mais je n’écris pas tout. J’apprécie de poser les bases, mais aussi de conserver des potentialités que je pourrai ensuite explorer au gré de la rédaction de mon histoire.
En vérité, pour ce qui est de l’univers, ce n’est pas ce que j’écris qui compte, mais ce que le lecteur va percevoir. Un livre fonctionne un peu comme un transistor. Un nom de personnage ou de ville bien choisi vaudra toujours mieux que de longues descriptions ou une généalogie compliquée. Plus on explique les choses, plus on les décortique, moins on fait appel à l’imaginaire du lecteur. Il en va en fantasy comme pour toute littérature : la puissance d’évocation de la langue est le meilleur outil.
Est-ce important, lorsqu’on écrit de la fantasy, de se situer par rapport à sa forte tradition, notamment anglaise et américaine ?
P.K.D. : Il est effectivement souhaitable de connaître ses classiques, ne serait-ce que pour mieux s’en détacher. La fantasy a ainsi beaucoup évolué ces dernières années, les auteurs se sont éloignés des univers très manichéens à la Tolkien pour préférer des mondes plus matérialistes, qui ont plus à dire sur nos sociétés modernes.
Pour ce qui est du Cycle de Syffe, l’idée de départ était surtout d’écrire une fantasy résolument francophone, que ce soit dans ses préoccupations philosophiques ou sociales, mais aussi dans sa langue même. Je crois que, depuis une dizaine d’années, on assiste en France à un mouvement de fond dans la fantasy et les littératures de genre. Après le foisonnement d’une production relativement médiocre dans les années quatre-vingt, on voit de plus en plus paraître des textes exigeants et littéraires. Et c’est plutôt dans cette tradition que je souhaite m’inscrire, dans un mouvement encore à fonder et à définir.
Le fait que la fantasy ait essaimé dans beaucoup de domaines de création (séries TV, jeux vidéo, jeux de rôle, réalité virtuelle, etc.) change-t-il la façon d’en écrire ?
P.K.D. : Le point commun de tous ces médias est la narration, mais que chacun explore avec ses propres spécificités, les potentialités offertes par les techniques qu’il utilise. Je n’ai donc pas l’impression d’occuper le même terrain. Mais cela pousse évidemment à l’exigence. La fantasy est très exploitée aujourd’hui, elle a bâti ses propres tropes, elle fait partie de la culture mainstream et il faut donc beaucoup creuser le sujet pour fournir quelque chose d’original, de nouveau et à même d’attirer l’attention des lecteurs. Je suis persuadé qu’aujourd’hui, le réel défi d’une saga de fantasy n’est pas son histoire ou encore le monde qu’elle propose, mais plutôt la façon dont elle s’y prend pour justement échapper aux clichés sur lesquels s’est construit le genre.
Pourquoi, d’après vous, la fantasy remporte-t-elle aujourd’hui un tel succès d’audience ?
P.K.D. : Tout d’abord parce que les littératures de l’imaginaire permettent de façon évidente de s’échapper d’un monde réel qui devient de plus en plus difficile à habiter. Mais plus largement aussi, parce que la fantasy fonctionne telle une parabole du réel. Toutes les questions qui nous traversent au quotidien y sont posées, mais de façon moins frontale, moins violente, en nous permettant du coup d’emprunter d’autres chemins pour réfléchir à des problématiques qui peuvent être très personnelles.
En vérité, je ne sais pas si ce succès est tant mystérieux que cela. La fantasy reste et demeure avant tout de la littérature. Et les gens ont toujours aimé la littérature.
1Patrick K. Dewdney, L’Enfant de poussière, éd. Au diable vauvert, 2018 (prix Pépite du roman 2018, prix Julia Verlanger 2018, prix Imaginaire de la 25e heure du livre du Mans 2018) ; La Peste et la vigne, éd. Au diable vauvert, 2018 ; Les Chiens et la charrue, éd. Au diable vauvert, 2021.