Les rencontres Documentaire et animation de Marmande, ou quand l’animation s’empare du réel
Xavier Kawa-Topor, délégué général de la Nef Animation et auteur, entre autres, de Cinéma d’animation : au-delà du réel (Capricci, 2016), et Myriam Zemour, médiatrice-coordinatrice d’Écrans 47 et anciennement directrice du cinéma Le Plaza, ont mis en place il y a cinq ans, en partenariat avec ALCA, les rencontres Documentaire et animation de Marmande. Ils sont revenus pour nous sur les origines de cette manifestation et sur la manière singulière dont l’animation s’empare du réel.
Diriez-vous qu’il y a un essor du genre documentaire animé depuis quelques années ?
Xavier Kawa-Topor : Le premier documentaire connu ayant eu recours à l’animation date de la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’un film du dessinateur américain Winsor McCay sur le naufrage du Lusitania en 1915 qui reconstruit de manière très précise cet événement traumatique. Dans les années 1970, les studios britanniques Aardman ajoutent sur des sons documentaires des images animées avec de la pâte à modeler. Au début des années 1990, Florence Miailhe opte pour un point de vue documentaire dès son premier film, Hammam, qui décrit une scène de vie quotidienne… Autant dire que l’idée n’est pas neuve. Ce qui a changé depuis les années 2000, c’est l’idée que se fait en Europe le grand public de l’animation : celle-ci sort enfin de la case jeunesse à laquelle Disney l’avait cantonnée dans les esprits. On lui reconnaît désormais la possibilité de parler du réel dans des films pour adultes. Valse avec Bachir et Persepolis sont emblématiques de cette mouvance et de ce renouveau des années 2000.
Comment l’animation s’empare-t-elle du réel ?
X. K.-T. : L’appellation" documentaire animé" est contestable. Le réalisateur de documentaire saisit ce qu’il se passe devant sa caméra. Il ajoute son point de vue, sa subjectivité, mais il n’est pas censé modifier le réel. Or, l’animation ne peut appartenir strictement au genre du documentaire parce qu’elle repose sur un processus de recréation et d’interprétation plus développé.
Dans les documentaires animés, le spectateur se départit de l’idée qu’il s’agit d’une réalité objective. Il est obligé de reconnaître le point de vue de l’auteur. Dans une société de l’image où l’on ne distingue plus la captation du réel des effets spéciaux, l’animation affiche une forme de franchise. Elle se montre pour ce qu’elle est : un point de vue sur le réel et non le réel lui-même.
Myriam Zemour : Dans le documentaire animé, les frontières entre réel et fiction sont mouvantes. Josep, par exemple, est très proche du réel autobiographique. Le peintre éponyme du film a réellement existé mais ni sa voix ni le personnage que l’on voit à l’écran ne sont "vrais". Certains personnages et épisodes ont été inventés. Il ne s’agit pas d’un travail d’archives.
Aurel, le réalisateur, est lui aussi dessinateur. Il a souhaité voir ses dessins s’animer et les sonoriser grâce à la technologie. Le résultat éblouit plus par l’écriture graphique que par la qualité de l’animation, qui bouge peu.
Pourquoi et comment l’animation s’intéresse-t-elle aujourd’hui aux sujets politiques et sociaux ?
X. K.-T. : L’animation s’est toujours intéressée aux sujets politiques et sociaux mais le grand public n’en avait pas conscience. Par exemple, les films les plus dissidents à l’époque soviétique sont des films d’animation. Ils s’émancipent de la réalité et sont très critiques. Les succès des années 2000 montrent que les longs métrages d’animation pour adultes trouvent leur public lorsqu’ils traitent d’un sujet réel, politique et social de préférence.
Dans le domaine du court métrage, l’animation s’empare également de sujets liés à l’intime en abordant notamment la question du corps, de la sexualité, du genre, comme récemment Carne, de Camila Kater.
"L’animation reprend cette place dans les sujets politiques et sociaux pour plusieurs raisons : elle filtre la brutalité de certaines images ou ressuscite des images perdues."
M. Z. : Certains longs métrages mêlent l’intime et le politique : le film iranien en rotoscopie Téhéran Tabou, d’Ali Soozandeh, s’inscrit dans cette veine. L’animation reprend cette place dans les sujets politiques et sociaux pour plusieurs raisons : elle filtre la brutalité de certaines images ou ressuscite des images perdues. Et la synergie entre les arts ajoute une dimension poétique. Dans Folie douce, folie dure1, par exemple, la réalisatrice Marine Laclotte a longuement documenté le quotidien d’un hôpital psychiatrique. Elle a réalisé un travail d’entretiens et de captations sonores. L’animation montre les patients dans leur étrangeté physique et leurs mimiques dérangeantes tout en évitant le voyeurisme. Sans édulcorer la réalité, elle filtre la violence de certaines images pour davantage de tendresse et d’émotions.
Quelle est l’origine des rencontres Documentaire et animation de Marmande ?
M. Z. : La Nef Animation et Le Plaza travaillent ensemble depuis longtemps. J’ai été directrice du Plaza pendant dix ans et nous y avons beaucoup œuvré pour le documentaire de création, en lien avec les cinémas du département. De son côté, Xavier souhaitait développer les rencontres de Fontevraud sur un autre lieu et les centrer sur le documentaire animé, avec des temps à destination du grand public, des étudiants et des professionnels. La Ligue de l’enseignement du Lot-et-Garonne et ALCA sont devenues des partenaires. En arrivant à Écrans 47, j’ai proposé des séances rencontres autour du documentaire animé à d’autres salles du réseau qui se sont montrées intéressées.
X. K.-T. : Depuis dix ans, la Nef Animation organise des rencontres professionnelles consacrées à l’animation à l’Abbaye de Fontevraud où nous avons vu émerger, dans la production récente, cette thématique particulière du documentaire animé. Nous avons souhaité organiser des rencontres dédiées à ce sujet en Nouvelle-Aquitaine en raison notamment de la présence de l’Emca2, qui mène un atelier spécifique sur le documentaire d’animation, et d’un terreau régional particulièrement propice. Inscrire ces rencontres à Marmande faisait sens pour la Nef Animation en raison de l’excellence de la démarche de médiation auprès des publics qui y est menée. Nous aimons également développer des projets ailleurs que dans les grandes métropoles, dans un souci d’équilibre des territoires.
Le grand public et les professionnels sont-ils au rendez-vous ?
X. K.-T. : Les rencontres sont une vraie réussite. Un public de plus en plus important y assiste et les professionnels font le déplacement. On suit certains films du stade de l’idée jusqu’à la diffusion, comme Souvenir, souvenir3, de Bastien Dubois. Des relations se tissent entre des étudiants, des jeunes professionnels et des producteurs. Le documentaire animé est un genre en pleine effervescence qui est encore en train de s’inventer.
"Le public s’avère très réceptif à ces nouvelles écritures, au mélange des genres et à la qualité de la création graphique et scénaristique. On constate aussi une mixité du public, jeune et plus âgé, même si pour attirer ce public il faut parfois beaucoup communiquer et aller le chercher."
M. Z. : Les réalisateurs qui sont venus lors des rencontres reviennent ensuite présenter leurs films dans les salles de la région. Le documentaire permet une véritable médiation car il touche des réseaux variés : cinéphiles et défenseurs d’une cause, par exemple. Et l’animation comporte une dimension ludique qui permet de rentrer facilement dans une histoire. Le public s’avère très réceptif à ces nouvelles écritures, au mélange des genres et à la qualité de la création graphique et scénaristique. On constate aussi une mixité du public, jeune et plus âgé, même si pour attirer ce public il faut parfois beaucoup communiquer et aller le chercher.
Écrans 47 mène également un travail régulier, depuis dix ans, sur Le Mois du film documentaire4. Le projet de Josep a ainsi été présenté à Marmande en mars 2020 et son scénariste, Jean-Louis Milesi, est venu accompagner le film dans cinq salles du département en octobre. Nous avons entendu plusieurs fois de jeunes spectateurs dire qu’ils ne pensaient pas être aussi émus par un film d’animation.
Que pouvez-vous nous dire de la programmation des prochaines rencontres ?
X. K.-T. : La programmation est reportée à début juin. Comme tous les ans, nous prévoyons des études de cas sur des longs métrages, des courts métrages et des séries d’actualité. Nous organisons des rencontres avec des producteurs sur des œuvres en cours de fabrication ou qui vont sortir prochainement. Au programme également, une masterclass avec le réalisateur Ismaël Joffroy Chandoutis qui réfléchit sur notre rapport aux images, aux réseaux sociaux, aux médias du réel. Et le réalisateur de Souvenir, souvenir, Bastien Dubois, pourrait accompagner la diffusion de son film dans les salles. Ce court métrage illustre parfaitement la thématique de ce que peut et ne peut pas l’image. L’auteur fabrique un film sur l’impossibilité de faire un film, sur le déni et la difficulté de transmettre.
Le documentaire animé, format qui mêle souvent prise de vue réelle, archives et animation, relève-t-il d’un modèle économique particulier ?
X. K.-T. : Le coût à la minute du documentaire en image réelle est bien plus faible que celui de l’animation. Les documentaires animés connaissent donc des itinéraires de financement souvent compliqués. On peut souhaiter une reconnaissance plus grande de ce genre hybride auquel des réponses budgétaires adéquates pourraient être apportées.
1Folie douce, folie dure, de Marine Laclotte (Lardux Films), court métrage d’animation soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine, 2020 (voir la filmographie à la fin de ce numéro d'Éclairages).
2École des métiers du cinéma d’animation, à Angoulême.
3Souvenir, souvenir, de Bastien Dubois (Blast production), court métrage d’animation soutenu dans le cadre du Fonds de soutien animation en 2017, 2020 (voir la filmographie à la fin de ce numéro d'Éclairages).
4Voir article p. 46-47 dans ce numéro d'Éclairages.