N’éteignez plus ; nous savons tout de vous !
L'événement du printemps 2018 sera sans nul doute la mise en ligne de la version intégrale de MediaEntity, le projet de bande dessinée de Simon Kansara et Émilie Tarascou. Ils y auront travaillé pendant neuf ans, dont une partie en résidence d’écriture numérique au chalet Mauriac pendant l’été 2015. Ils l’ont également publiée en version papier chez Delcourt en quatre tomes, dont les deux premiers sont en réalité augmentée.
Simon et Émilie sont déjà installés dans le café quand je les rejoins. La table est recouverte d’écrans et de matériels inconnus qu’ils ont amenés pour la rencontre. Ce qui me frappe immédiatement, ce n’est pas leur jeunesse (ils sont nés tous les deux en 1984) ni le bel humour qui les anime mais leur regard, qui a perdu de son ingénuité. Et pour cause ; le fil conducteur de leur bande dessinée suit leurs préoccupations : comment "conserver son identité sur Internet", sujet qui interroge chacun désormais mais qui, quand ils ont commencé en 2008, était encore peu exploré.
Et c’est d’ailleurs parce que leur projet s’y prête qu’ils ont souhaité l’explorer numériquement. L’histoire de Jérôme Kerviel, le trader qui a défrayé la chronique en 2008, n’est pas isolée, les crises financières et les scandales people s’enchaînent. Simon, qui a suivi une formation de scénariste au Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle, trouve que le terrain est fertile pour écrire un récit d’anticipation réaliste. Le pitch se présente ainsi : "Dans un monde où l’humanité est addicted au réseau, nos identités numériques s’autonomisent et se mettent à vivre à notre place sur les écrans."
Le pitch se présente ainsi : "Dans un monde où l’humanité est addicted au réseau, nos identités numériques s’autonomisent et se mettent à vivre à notre place sur les écrans."
Lauréats de cet appel, ils entrent pendant un an au Transmedia Lab pour expérimenter de nouvelles formes d’écriture et notamment le storytelling transmedia. C’est ainsi qu’immergés au milieu de quatre autres projets en atelier de développement, ils travaillent sur L’Enfant perdue (Prix du jury de la Nuit des médias 2010) qui deviendra MediaEntity. Autour d’eux gravitent des experts du digital media, des jeux et du community management.
En 2010, émerge une nouvelle technique de bande dessinée numérique, le turbomedia2 – une narration qui n’est pas animée et qui n’est plus liée à un espace de page mais à un espace d’écran. L’avancée se fait en linaire ou en split screen (un effet consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, chacune présentant des images différentes). C’est donc ainsi qu’ils commencent leurs premiers épisodes. Pendant deux ans, ils travaillent sur les épisodes numériques en ligne, privilégiant cette sensation de série télé en bande dessinée sur écran. En parallèle, ils réalisent également une version papier. Émilie dessine, fait le découpage papier et numérique et Simon, lui, adapte, pour les deux versions, le scénario en essayant que, de manière organique, elles avancent en parallèle…
"Émilie et Simon créent des jeux de pistes, des énigmes de cryptographie, avec des coordonnées GPS, des dead drop cachées, des lunettes à filtres polarisants…"
En 2013, ils signent avec les éditions Delcourt une version papier de MediaEntity. Les quatre tomes prévus doivent offrir chacun un cahier en réalité augmentée, une autre nouvelle technologie qui permet de superposer au support papier des contenus multimédia en ligne, accessibles sur smartphone et tablette, ce qui les motive immédiatement. Cela facilite la diffusion de leur projet. Et céder leurs droits pour une version papier éditée leur permet, en partie, de financer leur version numérique. C’est un nouveau terrain de jeux qui s’ouvre, idéal pour expérimenter le rapport aux mondes connectés/déconnectés. Ils utilisent alors le papier comme support narratif du réel et le transforment par des contenus numériques comprenant de faux articles, de fausses vidéos, des téléphones à hacker. Le lecteur se transforme en enquêteur…
Malheureusement, comme le dit Simon, travailler avec ces outils peut ne pas être pérenne : après trois tomes, apparaît sur le site de Delcourt ce message, bien réel celui-ci : "Suite à l’interruption des services de Metaio dans le cadre de son rachat par Apple, nous ne sommes malheureusement plus en mesure de diffuser notre application de Réalité Augmentée." Apple a fermé le service pour l’intégrer au nouveau système iOS. Si bien que pour l’instant, les contenus ne sont plus accessibles.
En leur demandant ce qui a pu les inspirer, Simon et Émilie citent Philip K. Dick et notamment Substance Mort (Gallimard, 2000) où un homme est engagé pour se surveiller lui-même dans un monde où règne la paranoïa technologique. Ils citent aussi Black Miror, la série de Charlie Brooker (2011) qui interroge les conséquences des nouvelles technologies sur la nature humaine… Imprégnés par ces univers, Émilie et Simon ne sont plus sur aucun réseau social mais y sont très attentifs toutefois.
Ils sont surtout heureux d’avoir mené l’ensemble de leur projet à leur échelle et à leur image, en conservant à chaque étape la pertinence de leur histoire. Émilie rêve aujourd’hui de revenir au papier et de dessiner des paysages. Simon, lui, a écrit d’autres scénarios de BD et, entre-temps, a été assistant réalisateur d’un documentaire sur une prison corse en milieu ouvert agricole. Je les quitte avec le sentiment d’avoir croisé deux êtres dont les sens sont grands ouverts, prêts à absorber le monde numérique qui les entoure sans que rien ne les anesthésie plus jamais. On leur souhaite bonne route et "bon œil".
1MediaEntity, éditions Delcourt, collection Machination, tome 1 (2013), tome 2 (2014), tome 3 (2015) et tome 4 (2017).
2Le turbomedia a été créé en 2009. Ce type de narration en images remet le récit au centre de l’attention. Le lecteur scrolle, de gauche à droite ou de haut en bas, de façon fluide, et voit défiler sous ses yeux un diaporama. On parle alors de révolution numérique pour la BD puisque cela rappelle l’univers de l’animation sans en être tout à fait.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)