Portrait d’un Altruiste à Coulounieix-Chamiers
Depuis 2016, dans un appartement d’une cité HLM de Dordogne, des artistes de tous horizons viennent vivre… C’est la résidence Vagabondage 9321.
Il y a un lieu, le 24 février 2020, où je suis arrivé à reculons et que je n’avais pas envie, quelques heures plus tard, de quitter. C’était à Coulounieix-Chamiers2, la cité Jacqueline-Auriol plus particulièrement. La demande était la suivante : m’entretenir avec Marc Pichelin, membre fondateur de la Compagnie Ouïe/Dire, musicien, scénariste de bande dessinée, cofondateur des éditions Les Requins Marteaux et initiateur, avec Jean-Léon Pallandre, d’une résidence d’artistes, Vagabondage 932, menée dans un quartier prioritaire de l’agglomération du Grand-Périgueux. À reculons parce que depuis le mois de mai, il m’est difficile de m’entretenir avec qui que ce soit. C’est ainsi. C’est ce que l’on appelle la dépression. S’entretenir demande d’être à l’écoute, je n’étais que replié sur moi-même. Mais à chaque fois que j’ai écrit pour la revue Éclairages, cela m’a permis de réelles rencontres, vécues sur le moment comme des décharges émotionnelles, intellectuelles et qui me nourrissent encore. Je me suis dit : pourquoi pas ? Chez moi, l’angoisse se manifeste physiologiquement par une boule dans la gorge, au niveau de la pomme d’Adam et ce matin-là, au moment où je me suis garé devant la barre d’immeuble longue d’une centaine de mètres, elle est apparue si soudainement, si proéminente que j’ai regretté d’avoir accepté. Le bâtiment C, ses alentours me renvoyaient ma propre décrépitude. Je ne peux pas, ai-je pensé, c’est au-dessus de mes forces. Une dame me regardait. "Cela ne va pas, monsieur ?" J’ai ouvert la portière. "Si. Enfin, non. Je cherche l’appartement 932." Vous auriez vu son sourire alors. "C’est là-bas ! Vous venez en résidence ? Vous dessinez quoi ? Les ateliers reprennent quand3 ? – Je ne sais pas. Je viens pour écrire un article. – Pour Le Voltigeur4 ? Ma fille, l’année dernière, y a participé avec sa classe. Elle a adoré. Elle veut devenir journaliste depuis. Vous êtes journaliste ? – Non, madame, je suis…" Il y a eu un silence. Je me suis empêché de répondre. Elle, elle a dit (vous auriez vu son sourire) : "Vous verrez, Monsieur Pichelin, c’est vraiment quelqu’un de bien. Il a du cœur. Il est à l’écoute. C’est rare les gens à l’écoute."
"C’est ce qui fait la force de cette résidence, son originalité : les artistes peuvent y venir le temps qu’ils le souhaitent sur plusieurs mois, plusieurs années, il ne leur est rien demandé si ce n’est d’être là, de vivre là, de regarder, observer, se promener."
C’est ce que m’a confirmé Vincent Vanoli après le déjeuner, dans la voiture qui nous ramenait du Buffet de la gare de Périgueux où nous nous étions régalés d’une côte de porc. Marc lui avait fait visiter, la veille, le quartier : "Tout le monde le connaît ici, c’est incroyable. Il faut dire qu’il est tout le temps disponible, toujours prêt à aller à la rencontre des uns et des autres. Comment fait-il ?" Avant le repas, Marc m’avait parlé de cette promenade, du plaisir qu’il avait à chaque fois à faire découvrir aux artistes ce quartier et ses habitants. Dans l’édito du Voltigeur du 22 mars 2019, il écrit : "Je me sens ici chez moi étrangement. Depuis deux ans, je passe une semaine par mois avec les artistes […]. Nous sommes dans la situation des locataires du bâtiment C, nos voisins. Nous sommes des résidents, des habitants." Résider, la définition du Petit Robert est : "Être établi d’une manière habituelle dans un lieu." C’est ce qui fait la force de cette résidence, son originalité : les artistes peuvent y venir le temps qu’ils le souhaitent sur plusieurs mois, plusieurs années, il ne leur est rien demandé si ce n’est d’être là, de vivre là, de regarder, observer, se promener : "On peut passer son temps ici, me dit Marc, à regarder les nuages, on peut aussi observer une plante qui pousse ou comment les gens déménagent. Viendra un jour, ou pas, une œuvre. Vagabondage 932 est une résidence altruiste ? Oscar Wilde, je cite de mémoire, disait : 'L’altruiste est celui qui laisse les autres vivre leur vie, sans intervenir'." Marc ne me répond pas. Il me sourit par contre. L’auteur Pierre Maurel a passé plusieurs mois avant d’avoir eu l’idée d’une bande dessinée dont le décor et les personnages lui ont été inspirés par ses rencontres ici. À Vincent qui vient d’arriver, je demande de quoi seront faites ses journées : "Prendre le temps de me balader… Je me vois comme un entomologiste. Je vais collecter des détails, des situations, des paysages, des sensations. Le soir, dans un carnet, j’écrirai ce dont je me souviens. Je vais tenir un journal. – Un journal comme on tient en voyage ? – Oui, ce sera mon journal de voyage à la cité Jacqueline-Auriol. Pas besoin d’aller au bout du monde si on est à l’écoute, n’est-ce pas ? – Quand allez-vous commencer à dessiner ? – Je ne sais pas. On verra ça plus tard."
"Des artistes viennent vivre ensemble dans un quartier : qu’est-ce qu’il va se passer ? La relation créée avec Autrui est l’enjeu de Vagabondage 932 : qu’est-ce qui va se fabriquer à partir d’elle ?"
À tous les artistes à qui il propose cette résidence, avant leur venue, Marc insiste sur le fait qu’ils doivent arriver vierges de toute expérience : "Dès qu’ils ont une idée qui survient en amont de ce qu’ils pourraient faire ici, je leur dis : non, pas d’idée. Ce n’est pas le projet qui compte, c’est la situation. La résidence crée une situation de travail expérimentale qui permet à des artistes de venir s’immerger dans un espace : c’est la relation avec le réel qui va, peut-être, créer une œuvre." Le réel de cette résidence, c’est aussi que les artistes n’y sont jamais seuls, entre quatre et dix, chacun menant son aventure, qu’elle soit pédagogique ou artistique. Ils peuvent également, s’ils le désirent, collaborer à l’activité commune de la résidence en animant des ateliers de pratique artistique5, des rencontres ou en créant des objets en commun comme Le Voltigeur, ou une exposition6. Des artistes viennent vivre ensemble dans un quartier : qu’est-ce qu’il va se passer ? La relation créée avec Autrui est l’enjeu de Vagabondage 932 : qu’est-ce qui va se fabriquer à partir d’elle ? Autrui avec une majuscule. Cet Autrui qui fait peur d’habitude parce qu’inconnu. Et Marc d’ajouter : "Quel est le rôle de l’artiste dans notre société ? Si c’est pour convaincre Autrui d’aller voir mon beau spectacle ou d’acheter mon beau livre, la relation est faussée, parce qu’elle n’est que marchande. Je n’en veux pas. Nous sommes là dans des schémas tellement datés. Notre société s’effondre et toi, tu es là dans ton studio en train de faire ta jolie petite musique que personne n’écoute. C’est bien beau de s’indigner que les gens votent extrême droite mais si toi-même, tu ne vas pas au charbon, si toi-même tu ne te confrontes pas au réel, de quel droit l’ouvres-tu ? Tu n’es que dans le blabla." Je n’avais pas envie de partir de l’appartement 932. Le soleil s’y engouffrait par les larges ouvertures. Les murs y étaient si blancs. Les dessins qui les recouvraient, qu’ils soient d’enfants ou de dessinateurs confirmés, si tendres, réconfortants, humains. Les mots de la dame de ce matin, son sourire : "Vous verrez, Monsieur Pichelin, c’est vraiment quelqu’un de bien. Il a du cœur. Il est très à l’écoute. C’est rare les gens à l’écoute." Un Altruiste.
1Généralement, les artistes viennent une fois par mois, pour une à deux semaines, parfois pendant plusieurs années.
2Séparée de Périgueux par une rivière, l’Isle, la ville de Coulounieix-Chamiers a accueilli le premier meeting aérien de Dordogne en 1911, une importante base de l’OTAN dans les années 1950 et 1960 et abrite encore des ateliers de la SNCF qui emploient presque quatre-vingts travailleurs. Elle compte aujourd’hui 25 % de logements sociaux et reste marquée par un fort taux de chômage.
3Des ateliers sont en effet organisés avec les artistes en résidence et les habitants pour qu’ils puissent écrire, dessiner ensemble.
4Journal illustré publié par les éditions Ouïe/Dire dans le cadre de cette résidence. Deux numéros ont déjà paru. Il est distribué dans toutes les boîtes aux lettres de la ville.
5Avec les élèves de l’école primaire Saint-Exupéry, la crèche Le Petit Prince, les usagers du centre social Saint-Exupéry, le conseil citoyen, le centre Emmaüs…
6Une exposition permanente, mais qui se renouvelle sans cesse selon la participation des dessinateurs, a lieu au bar PMU du quartier, Chez Nous.