Publier de la bande dessinée, défendre des espaces de liberté
Ces cinq maisons d’édition néo-aquitaines, spécialisées en bande dessinée, sont nées dans les années 2000 : Flblb, la plus âgée, en 2002, à Poitiers ; Les Aventuriers de l’étrange, la plus récente, en 2017, à Saintes. Les autres sont deux maisons angoumoisines, Biscoto et Eidola, et une bordelaise, Bliss Comics. Leur ligne éditoriale s’est construite autour de leur volonté de défendre des ouvrages passionnants et des formats originaux, de toucher des publics différents et de donner une place forte à l’image. Rencontre avec ces équilibristes du livre, ces maisons d’édition de bande dessinée qui font rêver les grands comme les enfants.
Soutenir la créativité et offrir une véritable expérience de lecture
"Le but premier, c’est de faire rêver les lecteurs comme Pierre Wininger m’a fait rêver quand j’avais douze ans", confie Marc-Antoine Fleuret, créateur de la structure Les Aventuriers de l’étrange. Après des années de salariat, ce passionné a souhaité se consacrer à l’illustration avant de faire le choix de créer sa propre maison d’édition. Quelques stages immersifs lui ont permis d’appréhender le métier d’éditeur et l’importance de bâtir une ligne éditoriale franche pour fidéliser son public. Son catalogue se construit alors autour de l’aventure et du fantastique, pour tous les publics. Son ambition est de laisser une place forte aux auteurs, de leur offrir une liberté de création totale pour développer leur univers au fil des parutions. Car la plus-value de l’éditeur, précise Grégory Jarry, auteur et éditeur au sein des éditions Flblb, c’est "d’établir une relation de confiance avec l’auteur". Dans cette maison, pour chaque projet, l’auteur travaille avec l’éditeur pour accoucher de la version la plus aboutie possible. À l’issue du brouillon final, un comité de lecture, composé des membres de l’équipe, porte un regard rigoureux et extérieur sur l’œuvre. Charge à l’auteur de procéder ou non aux modifications proposées pour la réalisation finale. Ce "dernier tour de vis" prépare au mieux la naissance du livre et enclenche le travail pour chaque membre de l’équipe qui va "l’assumer et le défendre dans son activité (maquette, relation diffuseur, presse...)". Ce travail d’accompagnement exigeant de l’auteur permet de défendre des espaces de liberté variés, de créer un catalogue aux multiples facettes, de la bande dessinée contemporaine en passant par le flip-book et le roman-photo.
Se diversifier est une politique vers laquelle s’oriente également Florent Degletagne, fondateur des éditions Bliss. Spécialisée dans la publication de la licence de Valiant Comics depuis 2015, la maison publie chaque année un titre indépendant. Après des ouvrages forts et engagés comme Urgence Niveau 3, l’année 2020 marque un tournant avec une ouverture vers la littérature jeunesse. L’univers de Katie O’Neill a totalement séduit l’éditeur, un "véritable coup de cœur" qui l’a poussé à signer pour plusieurs titres. Le Cercle du Dragon-Thé est une lecture divertissante qui bouleverse les représentations sociales et invite les enfants à regarder autrement le monde qui les entoure. Un engagement important aussi pour Delphine Rieu, d’Eidola éditions, pour qui il est essentiel de "parler autrement aux enfants". Les ouvrages de cette maison incluent une dimension pédagogique qui permet aux enfants de s’évader tout en s’instruisant. Prendre le temps d’apprendre différemment, en ouvrant son regard. Un acte engagé que défendent également les éditions Biscoto. En créant leur journal en 2013, l’idée était d’offrir au jeune public un format "comme les grands", à déplier comme le font les parents et qui désacralise l’objet-livre, avec un "esprit mordant" et des images qui sortent du lot.
"Donner une vraie expérience de lecture", poursuit Delphine Rieu, c’est l’ambition première de ces structures éditoriales, en particulier vers le jeune public. Ce qui explique leur insistance concernant l’importance du format : une page à déplier, une couverture souple ou cartonnée… Les rayons sont très segmentés, en particulier entre la bande dessinée et la jeunesse, chaque œuvre doit trouver le format adéquat pour correspondre à un univers et à un public-cible défini. Une complexité de plus pour tout éditeur qui souhaite diversifier son image : "L’auteur est le cœur du projet, avec le lecteur", confie Julie Staebler des éditions Biscoto. Si l’auteur est dans une démarche de liberté totale, le lecteur doit pouvoir être attiré par son univers dès l’objet en main. À l’éditeur de faire les bons choix pour convaincre tous les maillons de la chaîne.
S’adresser différemment aux lecteurs, toucher le plus de public possible, proposer des catalogues engagés et qui défendent les univers des auteurs, tels sont les objectifs principaux de ces maisons d’édition. Une passion et des projets excitants qui n’effacent pas pour autant la casquette de chef d’entreprise.
Une économie à flux tendu
Le comics représente 6 % du marché de la bande dessinée1 en France, part détenue par deux importantes licences2. Être éditeur de comics indépendant est chose rare, Bliss éditions en fait partie. Si le comics bénéficie de vraies communautés de lecteurs assidus, l’économie n’en est pas moins précaire : "Il faut rester raisonné et réfléchi au vu de la complexité du marché." Si le secteur de la bande dessinée est en croissance (+9 % sur le chiffre d’affaires global en 20193), la surproduction continue de fragiliser et d’inquiéter les éditeurs : baisse de parts de marché qui induit une baisse de tirage et, par conséquent, une augmentation des coûts. Chacune de ces structures, après quelques années d’expérience, a adapté son nombre de parutions à l’année pour, comme l’explique Julie Staebler, "stabiliser les projets et ainsi mieux les défendre". Le rythme permet d’adapter sa trésorerie et de défendre le mieux possible chaque projet et, surtout, chaque auteur.
Cette "économie à flux tendu", comme l’explique Delphine Rieu, amène les structures à trouver des solutions alternatives pour se consolider. Ainsi, force est de constater que les campagnes et les plateformes de financement participatif se développent de plus en plus, avec des projets portés directement par les auteurs ou par des maisons d’édition. D’un point de vue économique, c’est une nouvelle stratégie qui demande un fort investissement en temps mais qui peut rentabiliser des projets coûteux comme des éditions spéciales, des coffrets et autres produits paralittéraires. Si tous les éditeurs cités ont au moins essayé une fois, les avis sont plutôt partagés. Certains valorisent leur engagement envers la chaîne du livre et ne souhaitent pas court-
circuiter le travail des libraires ; pour d’autres, c’est justement ce lien direct avec les lecteurs qui les incite à réaliser des campagnes pour des projets très particuliers. C’est une stratégie "hyper-nécessaire pour notre survie", confie Florent Degletagne, pour faire plaisir aux lecteurs avec des projets ambitieux et risqués. Tous s’accordent néanmoins sur l’importance d’y accorder du temps et de solliciter le bon réseau. Une vraie réflexion est à mener sur le sujet, avec ces nouveaux intermédiaires qui ajoutent un maillon à une chaîne pourtant bien rôdée. Les campagnes de précommande (ou vente par souscription) peuvent être une stratégie efficace qui assure une partie de la trésorerie tout en s’inscrivant toujours dans le schéma traditionnel de l’économie du livre.
"Si toutes ces structures éditoriales ont fait le choix de s’implanter en région, elles s’accordent sur la possibilité d’éditer depuis n’importe où, le tout est de faire jouer le 'cercle de proximité'."
Le nerf de la guerre est peut-être celui de la diffusion-distribution. Si les cinq structures ont délégué leur diffusion, elles reconnaissent que c’est un avantage certain malgré le coût que cela implique. Pour "avoir les livres dans le plus de mains possible", Hélène Richard, chargée de communication aux éditions Flblb, explique qu’il est nécessaire de faire appel à un intermédiaire qualifié et qu’il faut être lucide sur le travail de ces structures. "Une facilité de commandes et de réactivité" notée par Florent Degletagne qui a poussé Marc-Antoine Fleuret à déléguer sa diffusion-distribution dès ses débuts : "Si personne ne sait que [nos livres] existent, ça ne sert à rien." Malgré les qualités des diffuseurs, l’abondance de titres laisse peu de temps et de place aux nouveautés pour durer sur les tables des librairies. "La surdiffusion est essentielle", précise Delphine Rieu, la part de ventes directes frôle les 50 % du chiffre d’affaires, quand ce n’est pas plus. Ainsi, chacun de ces éditeurs se déplace tout au long de l’année sur des salons et en librairies pour rencontrer le public, activer sans cesse son réseau et augmenter ses ventes. Si toutes ces structures éditoriales ont fait le choix de s’implanter en région, elles s’accordent sur la possibilité d’éditer depuis n’importe où, le tout est de faire jouer le "cercle de proximité". Julie Staebler, des éditions Biscoto, insiste sur l’importance d’avoir des "relations de travail enthousiasmantes" et de ne pas se recroqueviller dans son monde. Si la chaîne du livre est dense, autant l’utiliser et permettre aux livres d’être lus par le plus grand nombre. La mutualisation peut en effet être une étape importante pour valoriser le travail de ces maisons d’édition.
Il y a certainement une "question un peu politique de rendre accessible la lecture" à tout type de lecteur et à tout âge. Cette vision partagée notamment par Julie Staebler résume, s’il le fallait, l’identité de ces cinq structures éditoriales. L’"engagement" est certainement le mot qui revient le plus dans leurs présentations. De l’auteur au lecteur, ces éditeurs font le choix de militer pour la liberté du champ d’expression des auteurs, pour défendre la chaîne complexe du livre et donner à voir au plus grand nombre des images qui racontent le monde.
Le fonctionnement interne des éditions Flblb
Sous forme de SCOP-Sarl (société coopérative et participative), les éditions Flblb publient une dizaine de titres par an. Six personnes travaillent à plein temps au quotidien pour la structure. Qu’ils soient éditeur, graphiste-maquettiste, correcteur ou en charge des relations libraires, les salariés sont tous auteurs de BD à divers degrés (pour les éditions Flblb ou pour d’autres maisons, pour la presse) et ils mènent également des activités paralittéraires telles que des ateliers ou des rencontres. Ce côté "multi-tâche" permet une mise en commun de tous les revenus pour une redistribution équitable sous forme de salaires. "Notre force, précise Grégory Jarry, c’est le collectif". Cette horizontalité est rendue possible par la confiance mutuelle au sein de l’équipe. Il faut accepter que tout revenu soit redistribué, peu importe les succès, le nombre de projets, ou les situations personnelles différentes. Les autres auteurs du catalogue sont, quant à eux, rémunérés de manière plus classique, selon le contrat d’édition proposé par le SEA (Syndicat des éditeurs alternatifs) dont les éditions Flblb font partie.
1Livres Hebdo, Thomas Vincy, 30 janvier 2020.
www.livreshebdo.fr/article/le-marche-de-la-bd-en-forte-hausse-en-2019
2DC Comics et Marvel.
3Donnée Livres Hebdo.