Quand bibliothécaires et documentalistes rencontrent la bande dessinée en Aquitaine
Plus de doutes possibles, la bande dessinée est, à Bordeaux, un art qui réunit. Le lundi 19 octobre 2014, une soixante de bibliothécaires et de documentalistes ont répondu à l'appel d'Écla, n'hésitant pas à prendre sur le temps des vacances scolaires pour venir rencontrer les acteurs bordelais de la bande dessinée, qu'ils soient illustrateurs, scénaristes, éditeurs, libraires ou médiateurs du neuvième art.
C'est tout naturellement à la Fabrique Pola, qui héberge actuellement les éditions Cornélius et les éditions Les Requins Marteaux, que la journée a commencé. Sous forme de table ronde, modérée par Denis Plagne, journaliste pour L’avis des bulles, les professionnels du livre ont pu se familiariser avec le catalogue mais aussi la personnalité, les convictions et parfois les difficultés de quatre éditeurs qui au-delà de la bande dessinée ont en commun d'avoir fait de Bordeaux leur lieu de création et de vie.
Diversité, médiation et inventivité : les clés de la réussite
Le décor une fois posé, nos éditeurs sont lancés sur la manière d'exercer leur métier dans un contexte économique dominé par la surproduction éditoriale et une baisse de chiffre d'affaires. D'une seule voix, et de manière optimiste, ils y répondent par des mots aussi forts que diversité, médiation et inventivité.
Diversité : susciter la curiosité
Pour Jean-Louis Gauthey des Editions Cornélius, offrir la diversité est le rôle des "éditeurs", qu'il aime opposer aux "publieurs" (de l'anglais publisher). L'éditeur, c'est celui qui rend publiable les ouvrages et les fait aimer quand le publieur est le simple gestionnaire d'une maison d'édition. Par là sont désignés les gros éditeurs, les industriels dont les catalogues éditoriaux sont commandés par un souci de rentabilité. L'éditeur s'engage, choisit ses auteurs en toute liberté et les accompagne à la manière de Lionel Trouillard des Editions de la Cerise, qui, sous sa casquette d'éditeur, suit ses auteurs de près et de longue haleine. Selon Jean-Gabriel Farris des Requins Marteaux, la démarche du petit éditeur ressemble à celle de l'agriculteur bio : produire moins mais mieux en proposant autre chose.
Le catalogue d'Akileos est le résultat d'un juste équilibre entre les aspirations artistiques des auteurs et les demandes, souvent lourdes de la diffusion. Une démarche au service de la diversité éditoriale que l'on retrouve dans la manière dont Emmanuel Bouteille présente son catalogue aux libraires : "Vous n'allez pas aimer tout ce qu'on fait mais vous aimerez nécessairement au moins un titre de notre catalogue."
Au final, la meilleure façon de préserver une certaine diversité face à l'uniformisation de la production éditoriale est de rester ambitieux pour son lecteur. C'est ici que le fondateur des éditions Cornélius s'insurge contre l'idée qu'il y aurait des territoires, des lieux dans lesquels les lecteurs n'aiment que la bande dessinée industrielle : "C'est à nous tous, éditeurs, librairies, bibliothécaires, documentalistes de rendre le lecteur curieux." La manière de parler des ouvrages devient alors primordiale.
Médiation : chercher à transmettre
Les Requins Marteaux ont à cœur de donner au lecteur les outils pour mieux lire leurs livres. Cela peut passer par l'organisation d'expositions ou par la publication d'une revue. C'est le cas de Franky qui fait découvrir sur 300 pages et à un prix très attractif, un échantillon de nouveaux auteurs et de nouvelles formes d'expression. L'opération SBAM menée cet été par trois éditeurs indépendants dont Cornélius et Les Requins Marteaux, peut également être citée au rang de ces initiatives. C'était une manière de faire découvrir des titres de fond à une époque où les ouvrages ont une durée de vie en librairie très courte. Durée de vie que chacun remet en cause à force d'exemples comme chez Cornélius où l'album, aujourd'hui série, Fuzz & Pluck, n'a rencontré son public que des années après sa sortie à force de conseils et de préconisations de la part de son éditeur. Résultat : il a obtenu le prix de la série à Angoulême l'année dernière.
Devant trop de choix, et c'est bien souvent ce qui se passe face à la surabondance éditoriale, le lecteur ira naturellement vers ce qu'il connaît déjà - ce qu'appelle très joliment Jean-Louis Gauthey "la chambre d'écho de la répétition", "la curiosité (mourant alors) de l'abondance" -. C'est pourquoi, le libraire se doit de choisir, sélectionner, valoriser certains titres mais aussi aller au-delà des nomenclatures toutes faites. Ce sont des "culs de sac en même temps qu'elles posent des problèmes d'ordre philosophique", déplore le fondateur des Editions Cornélius, louant ainsi les tables thématiques pratiquées aux Etats-Unis ou au Japon. Le principe : mettre sur une même table, comme une "carte de goût", des livres cultivant un rapport entre eux mais de genres éditoriaux différents : une BD à côté d'un livre d'art contemporain, un DVD et un livre pour enfant, par exemple.
Inventivité : répondre par l'audace
Enfin, comme l'a formulé Emmanuel Bouteille, aussitôt suivi par le reste des éditeurs, pour faire connaître ses titres, les faire sortir du lot, il s'agit de faire preuve d’inventivité. Exemple à l'appui, il cite le Nao de Brown (prix du jury à Angoulême) qui par la simplicité tout à fait évocatrice de sa couverture (une tête en forme de machine à laver), a réussi a créer un phénomène de curiosité. L'important, c'est de tenter des choses martèlent Cornélius et Les Requins Marteaux. C'est aussi là l'objectif de la revue Clafoutis des Editions de la Cerise, une "revue laboratoire" que Lionel Trouillard considère comme une fenêtre de liberté lui permettant de s'ouvrir à des pratiques hors de la bande dessinée.
Au libraire, enfin, d'être inventif par ses conseils mais aussi par des rencontres inattendues, des présentations originales... Pour nos éditeurs, ce qu'il faut chercher, c'est l'"accident de lecture", le glissement. D'un genre de BD à un autre, il n'y a souvent qu'un tout petit pas.
Bibliothécaires et documentalistes : inventer de nouvelles collaborations
Si les bibliothécaires et les documentalistes qui composaient la majorité du public ont salué d'une seule voix l'excellent travail des éditeurs présents, il les ont aussi longuement interrogés sur la façon d'être tenus au courant de cette édition de création, plus discrète et moins médiatisée.
Des deux côtés, des solutions ont été avancées : l'organisation de rencontres entre éditeurs et bibliothécaires, la proposition de "carte blanche" à un éditeur, l'envoi d'une newsletter dédiée, la lecture de revues professionnelles ou la présentation d'expositions comme le propose déjà les Editions Cornélius. Mêmes éditions qui avaient préparé spécialement pour les participants une brochure définissant leur ligne éditoriale à travers les titres jugés indispensables et les "pépites oubliées". Et toujours cette réflexion à mener autour de la nomenclature, un cloisonnement qui ne fait pas toujours honneur aux albums, comme dans le cas des classiques que l'on retrouve au rayon jeunesse de la majorité des bibliothèques.
Au cours de cette matinée, les éditeurs ont finalement eu accès à un public de passeurs - bibliothécaires et documentalistes - qu'ils fréquentaient jusqu'ici assez peu, concentrés qu'ils sont sur les librairies. De l'aveu final du chargé de communication des Requins Marteaux : "Ce qui nous manque, c'est de mieux nous connaître".