"Shangri-La", de la bande dessinée au plateau de théâtre, un voyage transmédia
Trois structures néo-aquitaines ont construit un projet transmédia autour de la bande dessinée de science-fiction Shangri-La, avec son auteur Mathieu Bablet. L’aventure d’une rencontre entre des savoir-faire différents, des écritures plurielles, des outils technologiques innovants au service de nouvelles expériences d’interactions sensorielles pour interroger notre futur. Rencontre avec Aymeric Castaing, président et fondateur de la start-up girondine Umanimation, Christelle Derré, metteuse en scène et artiste transmédia, Martin Rossi, artiste-développeur et concepteur numérique, et Manon Picard, chargée d’étude sur les fictions immersives et interactives, du collectif Or NOrmes et de la société Poulp installés dans la Vienne.
Shangri-La est une bande dessinée parue en 2016 chez Ankama, le premier succès de son auteur Mathieu Bablet. L’histoire nous entraîne dans un futur qui semble lointain. La Terre est devenue inhabitable, les humains et leurs nouveaux esclaves, les animoïdes, survivent dans la station Tianzhu sous l’emprise d’une société totalitaire et consumériste qui a aboli toute liberté individuelle. Au fil du récit, les personnages vont parvenir à différents états de conscience du monde qui les entoure et acquérir de nouvelles convictions. Le lecteur fait ce chemin avec eux dans des pages vertigineuses, le dessin réaliste est virtuose, proche du jeu vidéo, les couleurs intenses et synesthésiques.
"C’est génial, si seulement je pouvais l’adapter !" Fin 2017, Aymeric Castaing, producteur bordelais de films d’animation, découvre la bande dessinée. Il a œuvré pour que le Cartoon Movie vienne à Bordeaux et il est en train de monter sa société de production, Umanimation. Les thèmes abordés dans la BD rencontrent ses propres aspirations. Il ressent son pouvoir immersif et imagine un projet transmédia pour montrer les cases autrement. Un BD concert serait le dispositif parfait pour faire ressentir l’oppression vécue dans la station et une partie de l’histoire pourrait se jouer en réalité virtuelle. Début 2018, il rencontre l’auteur qui va être séduit par le projet et souhaite s’y impliquer, puis il met le producteur en contact avec Ankama pour obtenir les droits d’adaptation. Une première étape est franchie.
Sur le conseil d’un technicien du Conseil régional Nouvelle-Aquitaine, il rencontre la compagnie Or NOrmes. Le collectif artistique, technique et scientifique a été créé à Poitiers il y a dix ans par Christelle Derré et Martin Rossi autour de la notion du transmédia appliqué au spectacle vivant. Les deux artistes se questionnent sur des espaces différents de l’espace métrique du plateau de théâtre pour y mettre en scène des personnages. Ils partent d’une œuvre existante et la transposent sur divers supports afin d’ouvrir d’autres sens chez les spectateurs ou les internautes, chaque support mobilisé permettant de rencontrer son public différemment. Ils questionnent la technologie, le support, le discours et l’interaction. Pour Christelle Derré, "de nouveaux canaux d’expression sont apparus, on peut s’en servir pour de la communication, mais aussi créer sur ces canaux-là". Martin Rossi veut mettre "du théâtre dans le numérique et du numérique dans le théâtre". Manon Picard, en thèse Cifre (Convention industrielle de formation par la recherche), a rejoint le collectif pour y développer un projet éditorial de smartfiction1. Avec Martin Rossi et Christelle Derré, elle crée Poulp, la troisième société impliquée dans cette adaptation.
Le projet d’Umanimation rencontre l’intérêt du collectif qui saisit tout de suite dans ce récit-monde le déploiement transmédia possible et complète la proposition par la création d’une smartfiction. Ils sont "séduits par le propos, l’approche fine de Mathieu Bablet pour nous alerter", mais aussi "son regard sur l’état d’urgence environnemental contemporain. Il questionne la société ultra-consumériste et l’utilisation des données privées qui sont des problématiques actuelles". Selon eux, l’histoire invite à faire un pas de côté : "On pourrait en arriver là, à nous de mobiliser notre libre arbitre, de prendre conscience des ressources que l’on a et que l’on gaspille." Manon Picard se passionne pour "toute la manipulation médiatique mise en place au service du discours politique". Ainsi va naître l’envie d’une production commune qui obtiendra le soutien du dispositif Cultures Connectées. "Nous sommes partis de l’histoire et nous avons choisi des médias ou des plateformes qui sont propres à des chapitres de l’histoire. Christelle a imaginé la structure scénique transmédia", explique Aymeric Castaing. Mathieu Bablet approuve tous les choix de montage. Une nouvelle étape est franchie. Ce projet complexe demandera trois ans et une dizaine de résidences pour aboutir.
Shangri-La, la smartfiction produite par Poulp et Umanimation
La smartfiction Tianzhu Phone est le support interactif d’immersion dans la vie des habitants de la station. Pour ce développement narratif, Mathieu Bablet a écrit le préquel, la partie de l’histoire avant la BD, créé des dessins inédits et des icônes. Il a approfondi la vie de trois personnages secondaires. Le joueur peut choisir de s’incarner dans l’un d’entre eux comme s’il possédait le TZ-Phone 7 de son héros et interagir par le biais de notifications. Manon Picard précise : "Mathieu Bablet a tout de suite capté les enjeux de ce canal de diffusion autre que la double page." La smartfiction propose deux chemins. Le premier est indépendant, un peu comme un jeu de rôle au cœur d’un régime dictatorial, reprenant les codes médiatiques de la station. Le second se déclenche lorsqu’on assiste au concert immersif et engage le spectateur. Il n’y a cependant pas d’obligation d’avoir un smartphone pour assister au spectacle. Selon les concepteurs, Tianzhu Phone est "un projet phare qui doit donner envie à d’autres auteurs de venir s’emparer de l’outil". Totalement gratuite et très accessible, la smartfiction est déjà disponible dans l’application Poulp-Collection, téléchargeable en ligne.
Shangri-La, le spectacle produit par Umanimation et Or NOrmes
Christelle Derré a construit la proposition du spectacle avec quatre écrans pour lesquels elle a écrit un storyboard issu des deux premiers tiers du livre. Umanimation a apporté sa technologie et son savoir-faire de l’image, travaillé l’animation des cases en motion design. La société a aussi créé un logiciel, quatre caméras virtuelles dans un moteur de jeu vidéo, reliées aux quatre projecteurs dans la salle. Un outil de mise en scène parfait. Pour Aymeric Castaing, "cela reste avant tout une BD". Le public est assis sur des sièges pivotant à 360°, au centre d’un dispositif quadri-frontal, et regarde défiler les cases sur quatre écrans géants. Christelle Derré ajoute : "Les théâtres ont plutôt envie d’asseoir le public ; dans une salle de musique actuelle, il est debout." Elle veut mettre le spectateur au cœur de la station Tianzhu et le plonger dans un univers musical où trois musiciens interprètent en direct la composition de Vincent Giraud, un space rock opéra électro. Les trois musiciens et la table technique sont aux quatre coins du dispositif. Le travail de spatialisation du son immersif est développé avec Spat, un logiciel développé par l’Ircam2. Le spectacle démarre sur la Terre devenue inhabitable. Une scène d’entrée saisissante !
Shangri-La, la réalité virtuelle produite par Umanimation et Or NOrmes
Troisième format indépendant du projet transmédia, quatre séquences en VR sont prévues en 2022. Elles donnent accès au début et à la fin du livre. Là encore, Mathieu Bablet s’est impliqué en créant de nouveaux décors. Offrant une autre lecture immersive interactive, la VR vient intensifier l’expérience Shangri-La en mobilisant tous les sens.
La création du spectacle a eu lieu le 25 septembre 2021 au Théâtre du Cloître de Bellac (87) où Umanimation et le collectif Or NOrmes ont effectué une résidence. Il sera présenté en novembre 2021 à La Faïencerie-Théâtre de Creil (60), puis à La Nef d’Angoulême (16) pendant le Festival international de la bande dessinée.
Shangri-La est une coproduction Oara, Hexagone Scène nationale arts et science, Atelier arts et sciences et Théâtre d’Aurillac, avec les soutiens de la Région Nouvelle-Aquitaine, du Département de la Vienne, de la Ville de Poitiers, de la Drac Nouvelle-Aquitaine, du Spedidam et de la Région Auvergne-Rhône-Alpes.
1Smartfiction : jeu vidéo narratif à lire et à jouer sur son smartphone.
2Institut de recherche et coordination acoustique/musique.