Un statut pour les artistes-auteurs : une porte ouverte sur "le monde d’après" ?
Le rapport Racine augure une nouvelle ère de reconnaissance et de droits sociaux pour les artistes-auteurs professionnels. La crise sanitaire et la période de confinement ont confirmé la nécessité pour eux de bénéficier d’un statut social et de voir aboutir la création d’un conseil national les représentant.
L’auteur est-il condamné à rester le parent pauvre de la chaîne du livre ? Le constat des conditions de vie précaires des artistes-auteurs a été dressé de longue date et la vision romantique du poète maudit continue d’habiter les esprits. Pour ce qui concerne les auteurs et les illustrateurs, leurs conditions de vie et leurs rapports complexes à l’écriture en tant que métier ont fait l’objet d’études sociologiques approfondies comme celle de Bernard Lahire1 ou de Gisèle Sapiro et Cécile Rabot2. Les difficultés matérielles des auteurs sont connues grâce à plusieurs études récentes, en particulier en 2016 avec un rapport sur "La situation économique et sociale des auteurs du livre" commandé par le ministère de la Culture et une étude de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture, "Retours à la marge", sur les revenus connexes des auteurs (rencontres scolaires, dédicaces…)3.
La publication en janvier 2020 du rapport "L’auteur et l’acte de création", dirigé par Bruno Racine, n’a fait que confirmer ce que les études précédentes avaient montré : non seulement les auteurs restent le parent pauvre parmi les professionnels du livre, mais leurs conditions économiques se sont plutôt dégradées ces dernières années, en particulier en raison de la baisse régulière du tirage moyen. En effet, si le nombre de titres publiés – et donc le nombre d’auteurs de l’écrit – augmente régulièrement, le chiffre d’affaires global de l’édition stagne depuis une dizaine d’années : on imprime et on vend donc en moyenne moins d’exemplaires de chaque titre, d’où une baisse des revenus en droits d’auteur perçus par écrivain. Le rapport Racine formule par ailleurs vingt-trois recommandations dont plusieurs apportent un regard nouveau sur la professionnalisation du métier d’artiste-auteur. Il pointe clairement l’existence d’artistes-auteurs professionnels. Cela ne veut pas dire qu’il y aurait des professionnels et des amateurs au sens où certains seraient bons et d’autres moins bons, mais plutôt que certains ont besoin d’un statut social qui découle de leur activité professionnelle de création. Parmi les 270 000 personnes touchant chaque année des droits d’auteur, seule une petite partie a besoin de ce statut d’auteur pour toucher des prestations sociales (maladie, maternité, paternité, retraite…). On estime que 40 000 auteurs environ dépassent le seuil de revenus annuels en droits d’auteur leur permettant de bénéficier de ce statut social. Mais le rapport précise que certains touchent des revenus importants en tant qu’auteurs sans avoir besoin de ce statut (un professeur d’université, un journaliste salarié…) alors que d’autres ont la création comme activité principale et ont besoin de ce statut d’auteur, sans pour autant toucher les près de 10 000 euros par an de droits d’auteur nécessaires pour pouvoir y prétendre (c’est le cas par exemple de nombreux auteurs de poésie)4. Le rapport Racine rejoint ainsi le combat de la Ligue des auteurs professionnels, fondée en 2018, et qui compte déjà plus de 2 000 adhérents. Elle revendique un vrai statut social pour les auteurs dont l’activité principale est la création. Stéphanie Le Cam, enseignante-chercheuse à l’université Rennes 2, est devenue à l’été 2020 la directrice générale de cette ligue. Auteure d’une thèse sur les droits sociaux des auteurs5, elle témoigne des difficultés qu’ils rencontrent au quotidien : "Depuis que j’ai pris mon poste, j’ai accompagné plusieurs auteures qui n’arrivaient pas à toucher leurs indemnités pour congé de maternité. C’est un véritable parcours du combattant : les caisses primaires d’assurance maladie ne les connaissent pas, elles leur demandent des bulletins de salaire qu’elles ne peuvent pas fournir puisqu’elles ne sont pas salariées ! Je trouve ça insupportable, d’autant que cela révèle un phénomène important qui est celui du non-recours aux droits sociaux par les auteurs : ils préfèrent souvent renoncer à leurs droits face au parcours du combattant administratif qui les attend."
"La période de confinement a pourtant rappelé cruellement aux auteurs que cette absence de statut leur était encore une fois préjudiciable."
Pour accompagner la création de ce statut, le rapport Racine préconise celle d’un Conseil national des artistes-auteurs qui serait élu par les auteurs eux-mêmes et pourrait représenter l’ensemble de ces professionnels dans les instances comme le CSPLA (Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique). La création de ce conseil permettrait d’officialiser le fait qu’il existe des problématiques générales aux artistes-auteurs qui vivent de la création et sont rémunérés en droits d’auteur. Aujourd’hui, le Code de la Sécurité sociale répartit les artistes-auteurs en cinq branches (écrivains, auteurs-compositeurs de musique, arts graphiques et plastiques, cinéma et télévision, photographie) : s’il est vrai que chaque métier présente des conditions sociales et d’exercice qui lui sont propres, de nombreux artistes-auteurs exercent dans plusieurs branches à la fois et ils font tous de la création artistique leur métier et du paiement en droits d’auteur leur mode de rémunération principal.
Au-delà des revendications relatives au statut, le rapport propose de conforter l’artiste-auteur dans ses relations contractuelles avec l’aval de la filière. La préconisation la plus originale consiste en l'introduction dans le Code de la propriété intellectuelle d’un contrat de commande rémunérant en droits d’auteur le temps de travail lié à l’activité créatrice. Cette recommandation part de deux constats déjà connus : d’une part une grande majorité des livres naissent à l’initiative des éditeurs, qui passent commande à des auteurs, et d’autre part, les auteurs bénéficiant d’un "à valoir" (une avance sur les futurs droits d’auteur liés à la vente des livres) restent très minoritaires dans la profession et ne touchent donc que très tardivement, et uniquement en cas de succès du livre, le fruit de leur travail. Ce contrat de commande permettrait de sécuriser la rémunération minimale des auteurs sollicités par un éditeur, et il permettrait en retour de garantir à l’éditeur que le travail de création commandé à l’auteur soit remis dans le délai prévu au contrat. Le rapport Racine propose également de déterminer un taux de référence de rémunération proportionnelle, suivant en ce sens les revendications fortes des auteurs pour obtenir un taux minimal de 10 % du prix du livre. Les éditeurs ont largement critiqué cette préconisation et le Syndicat national de l’édition a pointé à la fois le risque de réduction importante du nombre de titres et de la diversité éditoriale qu’une telle mesure pourrait entraîner.
Le rapport Racine aura ainsi connu un étrange destin : attendu avec impatience la veille de l’ouverture du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2020, il aura suscité un réel espoir parmi les auteurs. Espoir en partie douché dès le 18 février par Franck Riester, alors ministre de la Culture, qui ne souhaite pas trancher sur ces questions et préfère formuler une série de vœux pieux ; puis espoir confiné ensuite dès le 16 mars avec l’entrée dans la crise sanitaire et économique que nous traversons. La période de confinement a pourtant rappelé cruellement aux auteurs que cette absence de statut leur était encore une fois préjudiciable : nécessité de disposer d’un numéro Siret pour accéder au Fonds de solidarité nationale, fonds d’aide sociale d’urgence difficilement lisibles car répartis entre de nombreux organismes (Société des gens de lettres, Société des auteurs et compositeurs dramatiques, Syndicat national des auteurs et des compositeurs…). Si le confinement a plutôt cristallisé voire creusé les inégalités de revenus entre auteurs, Stéphanie Le Cam veut retenir un point positif de cette période sombre, la naissance d’une identité professionnelle des artistes-auteurs : "Je trouve remarquable que les artistes-auteurs adoptent une parole commune pendant cette crise. C’est la première fois que je voyais des communiqués signés par dix-huit organisations professionnelles d’artistes-auteurs, relayés sur un site commun mis en ligne au printemps 2020 (www.artistes-auteurs.fr). Au fond, cette période a montré aux artistes-auteurs, quel que soit leur métier, qu’ils sont soumis aux mêmes contraintes et aux mêmes difficultés. C’est l’occasion pour eux de mener les combats qui leur semblent essentiels, alors qu’ils ont été longtemps traités avec une forme de paternalisme."
Il apparaît finalement hautement souhaitable que des préconisations du rapport Racine puissent être mises en œuvre, tant son objectif de création d’un statut des artistes-auteurs, à travers la reconnaissance de leur professionnalité, se révèle essentiel. La réalisation de ces recommandations permettrait aussi une remise à plat et une meilleure coordination à la fois des politiques publiques de soutien aux artistes-auteurs et des organismes sociaux et de gestion collective.
1Bernard Lahire, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, La Découverte, 2006.
2Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, CNRS éditions, 2017.
3"Retours à la marge", étude de la Fill sur les revenus connexes des auteurs (voir lien)
4Pour plus de précisions à ce sujet, lire l’article p. 5 dans ce numéro.
5Stéphanie Le Cam, L’Auteur professionnel : entre droit d’auteur et droit social, LexisNexis, 2014.