L’intelligence artificielle est une fiction
Romuald Giulivo est écrivain, diplomé de l’Institut polytechnique de Paris. Il partage son temps entre l’écriture de romans et la pratique de musiques expérimentales. Son dernier livre, Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft, vient de paraître aux éditions 404 Graphic.
L’intelligence artificielle n’existe pas.
Ces mots ne sont pas de moi, mais de Luc Julia1, l’expert IA des plateaux télé français, le créateur autodéclaré de Siri (ils étaient en vérité une centaine de personnes à œuvrer), cette invention mirifique comme il n’y en avait pas eu depuis le moule à œufs carrés et grâce à laquelle des gens demandent désormais, en pleine rue et à voix haute, la météo ou leur horoscope.
C’est dire combien cette déclaration mérite d’être prise au sérieux. Et puis je l’attendais depuis un moment, je l’avoue. Tandis que les journaux se répandent sur les robots conversationnels – sujet probablement plus vendeur que la catastrophe climatique ou les morts quotidiennes de migrants en Méditerranée –, tandis que des tas de gens causent de sciences ou de techniques sans rien y entraver, mélangeant sous l’étiquette épouvantail d’intelligence artificielle des concepts aussi divers que l’automatisme, l’algorithmique, la cybernétique, les réseaux de neurones ou l’analyse de données, l’ingénieur que j’ai un jour été commençait sérieusement à se demander qui viendrait nous sauver. J’ai donc été content d’entendre Luc Julia nous dire que, tout ça, c’était du vent. Cette affirmation émane après tout d’un type sérieux – si l’on excepte son goût douteux pour les chemises hawaïennes, et aussi le fait que son travail a permis pendant des années à son ancienne entreprise d’enregistrer à leur insu les cinq cents millions d’utilisateurs mensuels de sa technologie2. Je n’ai pas lu son bouquin – il ne faut pas déconner quand même –, mais je veux bien le croire. Et j’irais même plus loin.
L’intelligence artificielle est une fiction, dirais-je surtout. Car à bien y regarder, ce ne sont ni les journalistes ni les chercheurs ni les Gafam qui sont responsables de cette hystérie actuelle. Ce sont les écrivains. Ce sont eux qui ont tout inventé. Il serait évidemment vain de vouloir le démontrer en ces colonnes par une analyse exhaustive, mais l’on peut toutefois dresser un rapide historique d’œuvres clés ayant mené à cette invention.
Vu qu’au commencement était le verbe, le paradigme d’une intelligence extrahumaine apparaît d’abord dans une littérature ésotérique et religieuse. Mais l’homoncule de l’alchimie chrétienne ou le golem de la cabale juive – tel que l’utilisera plus tard Gustav Meyrink dans son roman éponyme3 – n’ont encore aucune intelligence et demeurent des formes de vie artificielle obéissantes, sans le moindre libre arbitre. Même s’il existe ensuite quelques fugaces exceptions chez Cervantès, Rabelais ou Swift, il faudra attendre la révolution prométhéenne du XIXe siècle pour que rationalisme et science romantique créent la figure tutélaire du personnage artificiel, à partir il est vrai d’inventions véritables presque aussi utiles que Siri, comme le canard de Jacques Vaucanson – l’un des premiers automates dont la capacité à déféquer émerveilla la cour de Louis XV. Heureusement, la littérature fait toujours mieux que le réel. Il suffit de lire L’Homme au sable d’Hoffmann (1817), et plus tard L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam (1886) ou le Pinocchio de Collodi (1881) pour s’en convaincre. Mais le père de Hal 9000, du Terminator ou de Wintermute est sans conteste la créature du Dr Frankenstein (1818). En substituant à la puissance divine celle de la technique, en posant que l’Homme est une machine et que cette machine peut être démontée, analysée et copiée, mais surtout en faisant tomber la barrière théologique et en donnant une âme véritable à sa créature, Mary Shelley pose sans le savoir les bases du futur terrain de jeu de Turing, von Neumann, McCarthy et tous les autres scientifiques qui développeront l’informatique quand, à peu près dans le même mouvement, Einstein et Oppenheimer s’amuseront eux aussi à des passe-temps dangereux.
Pourtant, la littérature les a tous prévenus. Car même s’il existe des exceptions, la plupart des androïdes automates de la science-fiction naissante sont quasi systématiquement des sortes de Némésis méphistophéliques, des représentants d’une science dangereuse menaçant l’humanité ; et les bombes ou les gaz toxiques de la Première Guerre mondiale n’arrangent rien à l’affaire. C’est ainsi que Čapek met en scène dans sa pièce de théâtre R.U.R. (1920) des armées malfaisantes d’hommes artificiels, appelés pour la première fois robots, et dont la déclinaison ad nauseam allait assurer le succès de certains magazines pulp ainsi que la réussite d’un jeune auteur érotomane qui en fera son fonds de commerce. En effet, à partir de 1940 et pendant plus de cinquante ans, Asimov écrira à la mitraillette nouvelles et romans indigestes centrés sur des créatures cybernétiques et sur ses fameuses "lois de la robotique", censées régler en un coup de cuillère à pot toutes les dérives possibles de l’informatique. En somme, vous l’aurez compris, l’intéressant est ailleurs. Et c’est chez Orwell, l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle, qu’on le trouve.
[…] tout change avec Orwell qui invente dans 1984, publié peu après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l’incorporalité d’une intelligence humaine.
1984 ne parle nullement d’ordinateur ou de robots, contrairement à ce que croient beaucoup de gens. Orwell y entreprend toutefois un mouvement crucial pour l’invention réelle de ce que nous appelons intelligence artificielle ces jours-ci. En effet, même si chez Asimov ou d’autres auteurs de l’âge d’or de la SF américaine le robot laissera souvent place à des "machines" – "Tu ne feras pas de machine, à l’esprit de l’homme semblable", fait dire Frank Herbert à la bible du Jihad butlérien de Dune en 1965 –, même si l’automate sera peu à peu privé d’une physionomie humanoïde comme le célèbre supercalculateur de 2001 : l’odyssée de l’espace, coécrit par Kubrick et Clarke en 1968, il demeure toutefois inscrit dans une matérialité et, surtout, une réalité. Il a un châssis, un clavier pour communiquer, un œil rouge pour passer au cinéma. Mais tout change avec Orwell qui invente dans 1984, publié peu après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l’incorporalité d’une intelligence humaine. Quand Winston Smith se fait arrêter par la Police de la Pensée, il pose des questions. Quand il demande "Big Brother existe-t-il ?", on lui répond oui. La question "A-t-il un corps ?" est dite sans importance pour déterminer si Big Brother est réel et quand le narrateur demande "Existe-t-il comme j’existe ?", on lui rétorque : "Vous n’existez pas."
Bref. Je ne sais pas si nos experts de plateau télé ont lu Orwell, mais ça leur ferait sûrement du bien. Pensée, indécidabilité du réel, incorporéité : tout y est pour définir une nouvelle ontologie de l’artificiel. Remarquez, ils ne sont pas les seuls à avoir mis du temps à percuter. Beaucoup d’auteurs talentueux (Aldiss, Dick, Heinlein, ad lib.) continueront d’incarner une intelligence extrahumaine dans une forme humanoïde ou mécanique à travers leurs écrits. Il faudra attendre un roman publié en 1984 – comme par hasard – pour voir la mue aboutir. Avec Neuromancien, Gibson invente non seulement le cyberespace, il pose les bases de tout un imaginaire qui sera par la suite maintes fois pillé – par des collègues (Dantec, Stephenson, Sterling, Williams, etc.) et aussi par Hollywood, par l’armée, par les entreprises de nouvelles technologies ou les ténors de l’Internet –, mais aussi et surtout donne vie aux premières IA.
Pourtant, là encore, je ne suis pas sûr que notre époque ait bien lu Gibson. Je ne suis pas sûr qu’on ait compris le plus important. La véritable invention du pape du cyberpunk n’est pas l’intelligence artificielle. C’est avant tout la langue nouvelle qui va avec. Souvenez-vous, depuis le commencement, c’est toujours le verbe qui compte. Donc, si nous choisissons d’incarner certaines créations de nos meilleurs écrivains, ne les séparons pas de leurs mots. Ce mauvais plagiat n’a aucun sens et accouche toujours d’une souris car, évidemment, les IA qu’on nous vend aujourd’hui n’en sont pas. Mais ça viendra. Alors ne laissons pas les maîtres de la nouvelle Océania nous imposer le langage du totalitarisme qu’ils bâtissent actuellement autour de l’intelligence artificielle, laissons les se foutre sur la tronche dans une cage de MMA sous le regard synthétique du monde entier, et soyons de notre côté sérieux trente secondes, décidons ensemble de l’avenir de ces outils, qu’il nous faut urgemment extraire de la novlangue et de la culture du profit pour les rattacher à leur littérature et à un projet universaliste. Parce que sans cela, nul besoin de Big Brother, de ChatGPT ou de Midjourney pour que notre monde parte à vau-l’eau. Comme nous en prévenait déjà Huxley dans Le Meilleur des mondes (1932) : "Les gens en viendront à aimer leur oppression, à adorer les technologies qui les empêchent de penser."
1. Luc Julia, L’Intelligence artificielle n’existe pas, éditions First, 2019.
2. Alex Hern et Alex Hern Technology editor, "Apple apologises for allowing workers to listen to Siri recordings", The Guardian, 29 août 2019.
3. Gustav Meyrink, Le Golem, 1915.