"Le Dernier Jour de H. P. Lovecraft" : face au néant
Le romancier et scénariste bordelais Romuald Giulivo s'associe au dessinateur polonais Jakub Rebelka pour offrir sa vision de la dernière journée d'Howard Phillips Lovecraft. Une plongée dans l’œuvre de l'auteur qui interroge sa postérité et quelques-unes de ses thématiques.
Mort dans la solitude et la misère en 1937 à l’âge de quarante-six ans, Howard Phillips Lovecraft est désormais reconnu comme l’un des écrivains de fantastique, d’horreur et de science-fiction les plus importants du vingtième siècle. Principalement auteur de nouvelles publiées dans des pulps (revues populaires et bon marché) comme Weird Tales, il n’a connu aucun succès public ou critique de son vivant. Sa renommée grandie au fil des décennies, d’abord grâce à l’exploitation de ses œuvres par une maison d’édition créée spécialement pour elles en 1939, Arkham House, puis grâce aux hommages rendus par les dizaines d’écrivains qu’il a influencés. L’horreur cosmique qu’il a déployée au fil de textes écrits dans un style suranné pour son époque, a marqué plusieurs générations de lecteurs et a dépassé le cercle restreint de passionnés de genre pour s’infiltrer dans la culture populaire au sens large. Il suffit, pour en juger, d’observer les avatars mercantiles d’une de ses créatures monstrueuses les plus connues, Cthulhu, et de dénombrer les adaptations cinématographiques plus ou moins officielles de son œuvre.
En 2023, tout semble avoir été dit et écrit sur l’auteur. Une monumentale biographie de S.T. Joshi1 détaille les moindres instants de sa vie et la publication de la correspondance de celui que certains ont surnommé, à tort, le reclus de Providence, offre un fascinant paratexte, considéré parfois comme aussi important que son œuvre de fiction. Des bandes dessinées du monde entier ont adapté ses textes et l’auteur et ses écrits sont la source d’une biographie française récente (Lovecraft : Celui qui écrivait dans les ténèbres de Nikolavitch et Gervasio) ou d’un vertigineux comic-book d’Alan Moore et Jacen Burrows : Providence.
Comment, dès lors, aborder la figure de Lovecraft en roman graphique ? Romuald Giulivo, romancier passionné de l’écrivain, décide d’approcher l’œuvre via l’auteur et l’auteur via l’œuvre. Son dispositif lui est inspiré d’un carnet de mort (death diary) récupéré par Robert Barlow, l’exécuteur testamentaire de Lovecraft, et qui résume ses derniers jours d’agonie alors qu’il se meurt d’un cancer de l’intestin. Pour compléter ces notes perdues et dont ne reste qu’un résumé par Barlow, le scénariste fait intervenir divers personnages, réels ou tirés de l’œuvre de Lovecraft et qui lui apparaissent. Délire dû à la morphine, à la souffrance ou visions fantastiques, là n’est pas la question. Comme le dit Randolph Carter, le personnage le plus autobiographique qu’ait jamais créé l’auteur : "Doit-on toujours tout expliquer ?".
Reste que Lovecraft, sur son lit de mort, vit son dernier jour et qu’il reçoit de la visite. Randolph Carter, d’abord, puis Sonia Greene, l’épouse dont il s’est séparé quelques années plus tôt, Harry Houdini, pour qui il a fait le nègre et écrit des textes de fiction, puis d’autres figures inconnues du mourant, mais dont le lecteur reconnaît les visages, les citations et l’importance. Laissons la surprise aux lecteurs, mais disons simplement que l’on s’approche alors du panthéon de la littérature fantastique de langue anglaise (avec un détour vers l’Amérique du Sud).
C’est dans le choix de ces visiteurs des dernières heures et de leurs échanges avec Lovecraft que Giulivo déploie son intime connaissance de l’auteur, mais aussi de son œuvre. Sans s’adresser aux purs spécialistes, le scénariste place son sujet face à un questionnement qui est celui de sa vie et qui sera celui de sa mort : une reconnaissance posthume inimaginable pour le mourant peut-elle changer le regard sur un homme ?
Quand Randolph Carter postule que le monde a été contaminé par la fiction de Lovecraft, Sonia Greene propose à son mari de réécrire leur vie ensemble. Houdini, lui, soumet une spectaculaire évasion à Lovecraft, son plus beau tour sans doute : échapper à la mort. Romuald Giulivo et le dessinateur polonais Jakub Rebelka déroulent ainsi des questionnements universels transposés par le prisme de l’œuvre lovecraftienne. Ils nous invitent, par des dialogues intelligents, un trait poissant et des couleurs incantatoires, à nous interroger sur le néant de la mort, la création de la mythologie d’un auteur, sur sa postérité. Sur ses failles d’humains, également, dont Lovecraft n’était pas exempt.
Dans Le Dernier jour de Howard Phillips Lovecraft, Giulivo et Rebelka explosent un dispositif qui aurait pu sembler étroit pour dresser le portrait d’un auteur et évoquer finement son œuvre en explorant ses thématiques. Leur journal de mort retrouve l’horreur existentielle chère à Lovecraft au seuil de sa fin. Ils y lient le petit drame du décès d’un homme à l’infinie tragédie de l’insignifiance de l’humanité.
Tout a été dit, ou presque sur Lovecraft. Remercions les auteurs de ce magnifique album d’avoir décidé de prouver le contraire.
1. Lovercraft - Tome 1 : Je suis Providence, paru chez Actusf en 2021.
Le Dernier jour de Howard Phillips Lovecraft, texte de Romuald Giulivo, illustrations de Jakub Rebelka
aux éditions 404 Graphic