Lectorat, où es-tu, que fais-tu ?
Entretien avec Olivier Bessard-Banquy, professeur des universités, pôle des métiers du livre de l’Université de Bordeaux Montaigne.
Face à la question de l’évolution de la lecture, les sociologues, notamment parmi ceux interrogés dans votre ouvrage, s’opposent en deux familles : les "déclinologues", pour reprendre le terme de Bernard Lahire, et les optimistes. Qu’en est-il de cette évolution ?
Olivier Besssard-Banquy : Effectivement, deux manières de considérer les choses s’opposent : d’un côté ceux qui comme Olivier Donnat ou Bernard Lahire remarquent que la lecture ne s'est jamais mieux portée qu’aujourd’hui. Pour eux, internet a replongé dans la lecture des personnes jusque-là passives face à leur écran. De l’autre, tous ceux qui rappellent les chiffres implacables des enquêtes menées depuis les années 1970 par le ministère de la Culture, lesquels chiffres montrent à chaque génération une baisse du nombre de gros lecteurs et de ce que l’on peut appeler "la lecture savante", c’est-à-dire la lecture des textes qui sont autre chose que de purs divertissements. Alain Finkielkraut et ses amis font plutôt partie de cette deuxième catégorie. C’est une question qui soulève beaucoup de passions, car interroger la légitimité des pratiques culturelles n’est plus politiquement correct aujourd’hui.
Olivier Donnat notamment fait le constat de cet élargissement des légitimités culturelles, mais surtout de l’affaiblissement des hiérarchies culturelles. Cela ne date pas de l’arrivée du numérique…
O.B.-B. : C’est effectivement le fruit d'un long processus, lié à la scolarisation massive et à la manière dont les lettres ont été enseignées. L’on a petit à petit glissé d’une culture humaniste, apanage de l'ancienne élite, vers un monde pragmatique où les sciences et les techniques dominent. Ce glissement profond s’est imposé définitivement il n'y a pas si longtemps. Face à la pénurie de papier pendant la Seconde Guerre mondiale encore, par exemple, les professionnels étaient montés au créneau pour défendre la parution des titres exigeants plutôt que des romans populaires. Cette hiérarchie implicite et partagée par tous qui structurait l’offre a été balayée dans l’après-guerre, et plus visiblement lors de cet acmé des revendications libérales qu’a été mai 68. Une partie de la population a voulu exprimer sa volonté de vivre libre et de consommer de même. S’ensuit que tout est aujourd’hui présenté sur le même plan : Katherine Pancol, Jean Echenoz, tout se vaut. Le discours social ne propose plus de rappel des hiérarchies de la culture. Si le numérique n’est pas responsable de cette évolution, il marque une étape supplémentaire vers un monde "dé-verticalisé".
Les professionnels du livre ont pendant longtemps bénéficié du fait que lecture restait le loisir culturel préféré des Français. Aujourd’hui, toutes les enquêtes montrent nettement que la lecture arrive très loin derrière tout autre type de loisirs. Chez les 18-30 ans, seuls 6 % avouent que la lecture est leur activité préférée. Le défi est gigantesque. Comment réussir à donner le désir de pratiquer une activité qui n’est plus valorisée socialement ? C’est en ce sens que le marketing doit devenir central : il faut plus que jamais du génie pour susciter ce désir.
Cette mutation profonde que vous évoquez dépasse le livre car elle touche à la société, néanmoins le domaine du livre est un poste d’observation parlant, car la lecture dit quelque chose de la construction de soi, de l’intériorité et du rapport à l’autre. Or on ne lit pas de la même façon sur papier et sur écran. Peut-on estimer, comme François Gèze, qu’il y aura toujours besoin de versions closes face au savoir infiniment liquide sur Internet ?
O.B.-B. : La lecture immersive, profonde, soutenue, reste irremplaçable. Si l’outil numérique (liseuse ou tablette) permet une plongée dans des documents jusque-là endormis au fond des bibliothèques et offre le plaisir intense de pouvoir se promener avec tous ses livres sous la main, il ne s’agit que de contenus accessibles via un médium. Le livre, lui, est un objet et il a valeur de fétiche depuis très longtemps pour tous ceux qui l’aiment intensément. Il faut donc réaffirmer son existence physique, soigner son allure, lui donner belle forme. C’est ce qu’ont parfaitement compris des éditeurs comme Monsieur Toussaint Louverture, Allia ou Finitude, qui, à leur manière, sont très marketing ! La lecture numérique est liée au passager, au momentané, à tout ce qui a peu d'importance. De fait, les lectures profondes se feront probablement demain encore sur papier, le livre permettra de conserver ces textes importants, d’y revenir, de les prêter, etc.
On constatait jusqu’à peu en France une tension entre la logique d’accès illimité au savoir que permet Internet et la politique parcimonieuse de mise à disposition de contenus (très protégés) par les éditeurs. Néanmoins, les choses bougent…
O.B.-B. : Très logiquement, les éditeurs ont retardé le moment de la percée du numérique car ils ne voyaient pas comment gagner de l’argent dans ces opérations. Le monde immatériel n’est pas construit sur les mêmes valeurs d’échange, le public ne comprendrait pas que l’accès aux contenus soit trop onéreux. Tout en faisant mine de s’y intéresser, les éditeurs ont très logiquement cherché à contenir l’essor de ces nouvelles affaires : aucun entrepreneur n'irait la fleur au fusil vers une activité non rentable.
Certains éditeurs se sont dit qu’il était peut-être possible de développer une gamme de textes un peu différente, en quelques sortes des gâteries pour digital natives, des titres courts, à tout petit prix, car la concurrence est féroce du fait du dumping d’Amazon par le biais de ses ouvrages auto-édités proposés pour quelques centimes. Mais le chiffre d’affaires généré reste ridicule et ne permet pas d’espérer à court terme un développement massif du numérique.
La "délinéarisation" des contenus, l’élargissement des possibles faisant d’un ouvrage numérique potentiellement une mini-encyclopédie proposant des contenus associés, transforme le métier d’éditeur. Entre producteurs de services, community manager, gestionnaires de contenus, quel va être leur rôle ?
O.B.-B. : Un peu tout cela à la fois ! L’éditeur est un pur produit de l'ancienne époque, car il est avant tout un sélectionneur de textes, un bâtisseur de catalogues. Mais cette fonction traditionnelle se double d’une autre qui doit devenir impérative : l’éditeur doit être un expert des réseaux sociaux et de la prescription par le web. Les éditeurs ne peuvent plus se contenter de fabriquer le livre dans leur bureau puis d’envoyer des services de presse à trente journalistes. La communication a totalement évolué. Il doit devenir expert en tamtam contemporain, un fin connaisseur des buzz, perpétuellement en avance sur son époque pour sentir les nouveaux moyens de donner envie d'aller plonger dans la production, comme a su le faire l’équipe d’Attila, qui a vendu 10 000 exemplaires d’un livre de poèmes de Roubaud quand ce dernier vendait 500 exemplaires de ses livres chez Gallimard.
La connaissance du public est au cœur de la dynamique et de l’économie numérique. Si les éditeurs sont rarement en capacité de collecter les données fines sur leurs acheteurs, en revanche, la prise en compte marketing de leur cible est encore une démarche empirique pour beaucoup d’entre eux. Sont-ils prêts à mettre les lecteurs au cœur de leur stratégie aujourd’hui ?
O.B.-B. : Les outils numériques apportent effectivement sur un plateau des possibilités inespérées pour se rapprocher des lecteurs. Or c’est l'énorme défaut du monde de l'édition que d’être trop coupé des acheteurs. C’est l’un des restes de cette vision verticale des choses : l’idée qu'il faille s’intéresser aux goûts de l’acheteur suscitait jadis la réaction négative des élites, il était entendu que la production était liée à une logique de l’offre et non de la demande.
En ce sens, le web est une machine de guerre pour les éditeurs qui peuvent vouloir créer du lien, être en prise directe avec la réalité de ce qui intéresse les lecteurs. Il ne s'agit pas d’utiliser cette connaissance dans une logique de marché mais de savoir faire vivre sa production, de lui donner une visibilité, de la faire exister sur les réseaux. Au-delà de l’information brute, il s’agit de construire de la connivence. De rapprocher les lecteurs de la marque.
Qu’en est-il de la sauvegarde des librairies ? Au-delà des mots de principe, quelle est la plus-value des libraires dans ce nouvel écosystème ?
O.B.-B. : Les libraires n’ont que peu de place dans ce monde, j’en ai bien peur, c’est un commerce menacé par l’évolution des mentalités et du rapport libéral à la consommation. La librairie est précisément le lieu de l’organisation de l’offre, de sa mise en scène, le lieu où s’opère le tri entre ce qui mérite de l’intérêt et le reste. Or aujourd'hui cette extraordinaire plus-value, ce travail de filtre est sans intérêt aux yeux de ceux qui font leurs achats sur les sites de vente en ligne, dans une totale liberté, à n’importe quel moment et selon des systèmes de recommandation soi-disant libres et démocratiques, mais en réalité largement manipulés ou falsifiés.
Quand la génération du baby boom aura disparu, un décrochage majeur s’opérera sans doute, car c'est la dernière génération pour laquelle le livre aura été le loisir principal et la source essentielle des connaissances. Aujourd’hui, ces seniors sont nombreux, ils ont du temps et de l’argent. Mais dans quelques décennies tout aura changé… C'est là l'enjeu majeur du secteur : regagner des lecteurs passionnés, fervents, fidèles, dans les prochaines années. La plupart des acteurs du livre s'y essayent, bibliothécaires et enseignants en tête. Espérons qu'ils réussissent.