Liberté d’expression et cession de droits : La littérature française à l’épreuve de la censure


Albums jeunesse, romans graphiques, romans, poésie… La littérature française sous toutes ses formes s’exporte : près de 15 000 titres ont vu leurs droits cédés en 2023, provoquant ainsi une hausse de 3,4 % du secteur par rapport à l’année précédente. Une progression qui confirme la place de la Chine comme principal client des lettres françaises. Cependant, la cession de droits rime bien souvent avec une indispensable gestion de la censure. Comment les agents mènent leurs négociations ? Quels sont les pays qui pratiquent une censure pure et simple ? Quels sont les sujets sensibles ? Milena Ascione, agente à l’international et dirigeante de l’entreprise BooksAgent, décrypte les mécanismes à l’œuvre et ouvre les coulisses d’un pan peu connu de l’écosystème de l’édition.
---
La censure et ses mécanismes
"Il faut encourager les maisons d’édition de ces pays ! Elles ont envie de publier des ouvrages qui viennent du monde occidental." Milena Ascione pratique le délicat exercice de la vente de droits à l’international depuis plus de dix ans et salue la volonté des maisons d’édition des pays concernés par la censure, à savoir principalement la Russie, la Chine, l’Égypte, la Turquie, ou encore les Émirats arabes unis. Intéressés par la production française, et bien conscients des règles en vigueur, les éditeurs et les éditrices de ces pays prennent des risques financiers, et parfois juridiques, conséquents pour tenter de traduire et de diffuser à leur lectorat des titres aux contenus susceptibles d’alerter les comités de censure gouvernementaux.
"Dans certains pays, publier peut coûter bien plus qu’un procès : la répression y est violente et les éditeurs paient parfois leur engagement de leur liberté", rappelle l’agente, qui établit, en amont de ses rencontres avec les maisons d’édition, une sélection de titres à proposer ou non à l’étranger en fonction des thématiques abordées et des sensibilités à l’œuvre dans le pays cible. Sans surprise, les questions liées au féminisme, aux libertés, aux droits (ou parfois à la seule existence) des LGBTQ+, à la nudité, aux violences faites aux femmes, à la religion, à la sexualité sont globalement soit interdites, soit soumises à des ajustements.
Prenant l’exemple d’un livre sur les règles (Les Règles… Quelle aventure !, par Élise Thiébaut et Mirion Malle, éditions La Ville brûle), Milena Ascione raconte : "On nous a signalé, après signature du contrat, qu’il y avait une dizaine d’illustrations qui ne convenaient pas. On nous a demandé s’il n’était pas possible d’habiller les femmes nues." Délicate opération, compte tenu du propos. Si le livre s’est finalement vendu en Chine, dans une version légèrement modifiée, il n’a pas connu la même trajectoire en Russie. "Une éditrice indépendante s’y est intéressée, mais elle m’a tout de suite dit que ce ne serait pas possible de conserver les illustrations… On y voit deux filles se tenir par un bras, ce qui peut passer pour une allusion au lesbianisme. Or, faire référence à l’homosexualité de manière visible, encore plus dans un livre pour enfants, est formellement interdit en Russie." La solution ? Vendre les droits du texte et consentir à ce qu’il soit illustré par les soins d’un ou d’une illustratrice du pays acheteur. "On a toujours peur des résultats. Mais finalement, ils ont fait un excellent travail", reconnaît Milena Ascione.
À la recherche du compromis
Comment trouver l’équilibre entre vente de droits et risque d’une déformation du contenu ? "L’objectif ? Qu’un livre soit traduit dans le plus grand nombre de pays. On ne va pas ne pas vendre un ouvrage sous prétexte qu’il faut habiller un personnage", explique Milena Ascione, qui défend les droits d’une dizaine de maisons d’édition de moyenne envergure, notamment de la maison girondine Agullo. Et rappelle que rien, même le plus petit ajustement, ne peut s’opérer en dehors des contrats. "Il y a une partie, contractuelle donc, sur le droit moral. Il est stipulé que tous les changements souhaités doivent être motivés, d’une part, et d’autre part soumis au préalable aux auteurices et aux éditeurices pour approbations", jusqu’aux notes en bas de pages ou explications de termes.
La connaissance du territoire concerné fait partie des atouts des agents, qui anticipent quels titres de leur catalogue proposer (ou non), mais aussi des éditeurs et des éditrices de l’étranger, qui savent bien quels titres cibler et quelles modifications seront indispensables à la publication du livre. "Une fois que l’on nous fait une offre, même sur des ouvrages aux thématiques qui peuvent nous paraître un peu délicates, nous faisons confiance aux éditeurs."
En marge de la question de la censure, il existe un autre sujet qui peut fâcher et générer des tensions, généralement de la part des auteurs : la question du titre de l’ouvrage et de sa couverture. "Certains auteurs et autrices sont très sensibles au changement de titre. Ils ne comprennent pas que l’on n’opère pas une traduction du titre original et mettent leur veto. D’autres ne trouvent pas belles les couvertures, sans comprendre que les marchés sont complètement différents du nôtre." L’agente devient alors médiatrice à la recherche de solutions diplomatiques pour satisfaire les deux parties et permettre la circulation des ouvrages.
Parfois, l’équilibre ne s’atteint pas, comme avec une maison d’édition… québécoise anglophone, territoire pourtant réputé pour son ouverture d’esprit et son avance en matière de questions de sexualité et de pédagogie. Le titre Tu n’es pas obligée, d’Ovidie et Diglee, toujours à La Ville brûle, n’a pas été cédé en raison de demandes de modifications substantielles jugées incompatibles avec l’esprit du livre. Fait qui s’avère finalement rare, comme le rappelle Milena Ascione, l’équilibre étant généralement trouvé par les deux parties, qui ont tout intérêt à ce que les livres circulent.
Quand enjeux éthiques riment avec enjeux économiques
Le marché de la vente et de l’achat de droits, comme son nom l’indique, reste un marché avec de gros enjeux financiers. "La Chine achète beaucoup à l’étranger, et même avec le fait qu’elle achète moins de livres ces dernières années, elle reste un immense territoire et un marché important. Les maisons d’édition chinoises peuvent payer des à-valoir très conséquents." Autre grand acheteur : la Corée, qui diminue cependant ses achats afin de plutôt promouvoir ses titres à l’étranger et de développer ses savoir-faire. "On n’y pense pas forcément, mais en Corée du Sud, pays très conservateur, c’est la violence qui ne passe pas. De même que les thématiques féministes, notamment pour la jeunesse."
Parfois, c’est l’agente elle-même qui prend les devants en cas de doute sur l’intégrité et le sérieux de la maison et refuse de poursuivre les négociations. "Comme dans tous les domaines, on peut tomber sur des gens malhonnêtes. Mais nous connaissons les maisons qui ne sont pas fiables, les mauvais payeurs et nous ne travaillons pas avec elles."
Si la censure reste très virulente dans de nombreux pays, appelant à un certain nombre d’ajustements du contenu des ouvrages, Milena Ascione rappelle le besoin de nuance dans l’approche de la question : "Ce qui est normal pour nous ne l’est pas forcément ailleurs, ce qui ne nous choque pas peut éveiller la censure, qui n’est pas forcément appréciée par les habitants des pays concernés", et constate qu’il y a "une véritable volonté d’ouverture et d’accès à ces thématiques dans les pays qui subissent la censure, notamment en Turquie". Derrière les enjeux économiques se situe un panel de questions sociales et idéologiques de fond, doublées par un souhait de voir les lignes bouger de la part d’un lectorat en quête d’ouverture.
Cas de censure récents : quelles réactions ?
"Il y a une forme de résistance dans le choix des ouvrages", souligne l’agente, qui rappelle la fâcheuse tendance au bannissement le plus brutal de la part des États-Unis, avec plus de 10 000 livres refusés en 2023 et 2024. Milena Ascione a récemment vendu les droits d’un roman graphique, une fable sociopolitique sur la tyrannie et l’absence de libertés, à une éditrice indépendante américaine. "Elle l’a acheté parce qu’elle considère qu’il est nécessaire de le publier rapidement compte tenu du contexte. Il y a des maisons qui continuent de faire leur travail."
En France, la stupeur a secoué le milieu de l’édition à l’été 2023, à la suite de l’interdiction à la vente aux mineurs d’un titre édité par Thierry Magnier, jugé "pornographique" par un ministère de l’Intérieur soudain très concerné. Plus récemment, c’est le livre La Belle et la bête, illustré par Jul, qui s’est retrouvé dans le collimateur du ministère de l’Éducation, qui l’a estimé "inadapté" à son public de CM2. "Je pense qu’il s’agit d’une censure déguisée", soupire Milena Ascione, "j’ai l’impression que cette tendance est assez récente".
Car oui, le terme de "tendance" semble malheureusement approprié compte tenu de la légitimité avec laquelle les grandes démocraties mettent soudain en place des filtres à la liberté d’expression. "Est-ce qu’on va vers une vraie censure ? Je ne sais pas. Je n’espère pas", énonce l’agente, qui reste globalement optimiste, insistant sur la véritable volonté de changement et d’ouverture dans les pays avec lesquels elle a l’habitude de collaborer.

Consultante littéraire, Tara Lennart intervient en tant qu’animatrice de rencontres, programmatrice et journaliste. Sa sensibilité d’infatigable lectrice, couplée à son expertise du secteur de l’édition, lui confère un regard singulier, au plus près des textes, au plus près de celles et ceux qui les écrivent. Plume et cerveau de Bookalicious, média web dédié à la littérature indépendante et au secteur de l’édition, elle milite pour un accès ludique, solidaire et foisonnant à la littérature.