Marsam, atelier international de bande dessinée
Soucieux d’entretenir les liens tissés au fil des années entre les auteurs de passage à Angoulême, Marsam a fait le pari de créer, sur la base d’un simple site Internet, un réseau international aux styles et sensibilités variés. Et a su, avec le temps, multiplier les initiatives.
De quel besoin est né le projet Marsam ?
Alain François1 : Marsam est né en lien avec la Maison des auteurs2 : pour garder le contact avec les résidents, Golo a eu l'idée de créer un "atelier international" en ligne, marsam.graphics. L’idée est qu’une fois les gens cooptés, ils publient ce qu’ils veulent sur le site. Il n’y a pas de ligne éditoriale. On y trouve des récits terminés ou non, en cours ou anciens, des projets refusés, des croquis... Cela donne une visibilité à des travaux qui resteraient dans les cartons.
Golo3 : Je suis aussi d'une génération où beaucoup d'auteurs de bande dessinée vivaient des revues. L'album ne venait qu'après, si la série avait eu suffisamment de succès. Les revues étaient nombreuses, ce qui permettait de s'exprimer sur des thèmes très différents et de croiser d'autres auteurs. Marsam est aussi né de cette expérience.
Marsam regroupe des auteurs de tous horizons, de toutes nationalités, des débutants comme des artistes chevronnés. Qu’est-ce que le site leur apporte, concrètement ?
G. : Le fait de pouvoir montrer son travail est important pour les auteurs. Même quand on travaille sur un projet signé chez un éditeur, et qui sera donc publié, on peut avoir le besoin de le montrer au fur et à mesure, de recueillir des réactions. Quand tu es tout seul à amasser tes pages pendant une ou plusieurs années, c'est dur d'arriver au bout.
A. F. : Une des particularités d’Angoulême, c’est que les auteurs se rencontrent dans la rue, se côtoient. Pourtant, ils ne connaissent souvent pas le travail de l’autre ! Marsam permet de découvrir les productions des membres du réseau. Le site a très bien fonctionné dès le premier mois, avec beaucoup de publications : les retours des auteurs étaient très positifs.
Le site Internet et la visibilité qu’il offre ne sont-ils pas aussi un tremplin pour être publié en France, en particulier pour les auteurs originaires de pays où le marché de la bande dessinée est quasi inexistant ?
A. F. : L’envie d’être publié en France dépasse largement Marsam, c’est un phénomène général. Il y a chez nous un marché et de nombreux éditeurs, ce qui fascine les auteurs étrangers. Toutefois, ils ne perçoivent pas toujours le revers de la médaille, qui est d’être noyé dans la masse quand ils peuvent parfois plus facilement se faire remarquer dans leur pays, étant moins nombreux4.
G. : La fascination est aussi liée à la production. Certains résidents repartent avec leurs valises pleines de livres, quitte à laisser leurs affaires ici !
A. F. : Ce fut le cas d'un auteur taïwanais, le plus grand vendeur en zone sinophone, qui a été émerveillé par la diversité de l’offre en France et sa dimension patrimoniale. À Taïwan et en Chine, la production est majoritairement commerciale, et en flux. Les choses paraissent et disparaissent.
"On a calqué notre fonctionnement sur celui de la Maison des auteurs : les gens viennent, repartent… C’est ouvert. Et selon les projets, les auteurs participent ou non."
Vous vous définissez comme un "atelier international" et non comme un collectif d’auteurs...
A. F. : Nous ne fonctionnons pas comme un collectif. Nous nous voyons plutôt comme un réseau, qui s'élargit au fil du temps, et dans lequel on est libre de participer ou non. Il n'y a rien de figé, et pas non plus d'obligations. On a calqué notre fonctionnement sur celui de la Maison des auteurs : les gens viennent, repartent… C’est ouvert. Et selon les projets, les auteurs participent ou non.
On devine qu’aujourd’hui, Marsam ne se résume plus à son site Internet…
A. F. : Chaque année, nous publions Romance, une revue collective, et organisons une exposition à l’occasion du festival d’Angoulême. Il y a aussi eu la réalisation d’une série de sérigraphies grâce à l’association Les Mains sales qui est venue nous solliciter. Une trentaine d’auteurs de Marsam ont répondu à l’appel : cela a donné une belle exposition, avec une grande variété d’affiches.
G. : C'est aussi par Marsam qu’est né le travail de reportage photographique d’Alain sur les auteurs, qui va bientôt être exposé [ndlr : voir encadré ci-dessus]. Et bien sûr, il y a la résidence de Gurnah [ndlr : voir encadré p. 38]. Marsam, finalement, est un lieu où rencontrer d’autres gens qui partagent la même passion et peuvent la réaliser. C’est vraiment un atelier, c’est-à-dire un espace où tu as à disposition des outils pour concrétiser tes projets.
Vous avez évoqué la résidence d’auteurs de Gurnah, en Égypte, projet que vous avez initié. Comment s’est fait le montage financier ?
G. : Je suis allé rencontrer les collectivités et les institutions qui pouvaient potentiellement nous aider. Les retours étaient très positifs, mais dans ce genre de montage financier, chacun attend que l'autre fasse le premier pas. Il a fallu plusieurs années pour que les choses se débloquent. Nous avons aujourd'hui le soutien de l'Institut français et de la Cité de la bande dessinée.
Vous avez aussi fait appel au crowdfunding, via la plateforme Kisskissbankbank…
A. F. : L'appel au financement participatif avait pour objet de réaménager la maison de Gurnah pour qu’elle puisse accueillir une demi-douzaine de personnes. Néanmoins, cet appel à participation a joué sur le projet global : nous avons atteint notre objectif très rapidement, ce qui a renforcé notre crédibilité face à nos partenaires.
G. : Le fait d'être "Marsam" a été primordial dans cette démarche. Je n'aurais pas eu le poids et la crédibilité, seul, en tant qu'auteur, pour monter la résidence. Avoir l'appui de ce réseau était nécessaire.
Vous avez quelques publications papier, essentiellement représentées par la revue Romance. N’avez-vous jamais eu le désir d’utiliser Marsam pour permettre à ses auteurs de s’autoéditer ?
A. F. : Romance, à la base, est le moyen pour nous de participer aux festivals. La revue est autofinancée par financement participatif et bénéficie aussi d’une aide de Magelis. On pense à étoffer cette partie papier car on découvre souvent des projets de grande qualité qui ne trouvent pas d’éditeur. Cette velléité existe donc, mais il y a des freins économiques, et d’organisation : là, on sort du bénévolat. On en est encore à expérimenter.
"Marsam, c’est avant tout un point d’observation. Et ce que nous constatons, c’est qu’il y a désormais une scène internationale de la bande dessinée qui n’existait pas auparavant. "
Le nombre de parutions est devenu tel que beaucoup parlent de surproduction. Pensez-vous que l’autoédition soit encore viable, dans un tel contexte ?
A. F. : Viable économiquement, je ne sais pas... On ne se pose pas ces questions, nous ne sommes pas des commerçants. Toutefois, même s’il y a clairement une surproduction, ce n’est pas lié aux nouveautés, mais surtout aux œuvres patrimoniales, aux rééditions... Il faut voir aussi qu’il existe plusieurs marchés. Marsam reste sur un marché de niche. Ça ne veut pas dire que les choses ne doivent pas exister ou être montrées.
G. : Les questions que l’on se pose plutôt sont "est-ce qu’on a envie ?" et "est-ce qu’on peut le faire ?". Ça s’est passé comme ça pour la résidence.
A. F. : L’autopublication est quelque chose qui a beaucoup changé. Avant, ça concernait surtout les fanzines ou des auteurs qui ne pouvaient pas faire autrement. Aujourd’hui, il y a des auteurs qui ont signé chez de gros éditeurs, qui vendent bien, mais qui préfèrent s’autoéditer. C’est beaucoup plus contrasté qu’avant et cela a changé de connotation. Il faut savoir aussi que la plupart des auteurs de Marsam sont déjà publiés. Nous ne nous voyons pas dans ce rôle-là. Marsam, c’est avant tout un point d’observation. Et ce que nous constatons, c’est qu’il y a désormais une scène internationale de la bande dessinée qui n’existait pas auparavant. Avant, il y avait des grands pays de bande dessinée, avec des identités graphiques marquées. Par exemple, il y a quinze ans, les productions qui arrivaient d’Asie étaient très souvent de style manga. Aujourd’hui, avec Internet, on a changé d’optique. Des scènes émergent partout. Les auteurs ont souvent un niveau d’éducation similaire, ont lu les mêmes œuvres. Il n’y a pas d’uniformisation pour autant, mais des mélanges, des influences très variées. Un bon exemple de ce phénomène, c’est le travail de Deena Mohamed, auteure égyptienne reçue en résidence à Gurnah, qui a inventé la première super-héroïne égyptienne et a donc reçu l’influence des comics.
On voit naître des scènes locales sans qu’il y ait de public. Par exemple, on travaille beaucoup sur le Brésil actuellement, où une scène émerge alors que le marché était seulement grand public jusqu’à présent. Le mouvement vient des auteurs eux-mêmes, souvent engagés, qui utilisent ce medium pour parler politique, société, créent des festivals, font de la micropublication, etc.
G. : C'est aussi le cas en Égypte, qui a une vraie tradition du dessin de presse et des livres pour enfants, mais pas de la bande dessinée telle qu’on la conçoit en Europe. En 2011, quelques jeunes passionnés ont fondé la revue Toktok, dans un contexte où il n’y avait pas de structures pour défendre cet art, pas de revues ou d’éditeurs spécialisés. Le premier numéro est sorti quelques semaines avant la révolution égyptienne et propose encore aujourd’hui des travaux avec des expressions très variées, allant de l’humour à des récits plus construits. Et pourtant le public est limité ! Tout ça existe grâce à l’énergie de ces jeunes auteurs.
1&3Golo est auteur de bande dessinée et Alain François est artiste, auteur, photographe et chercheur en histoire visuelle contemporaine. Ils sont tous deux des initiateurs du projet Marsam.
2Voir l'article p. 17 dans ce numéro.
4Voir à ce sujet l’entretien avec Nicolas Grivel, p. 15 dans ce numéro.
La résidence de Gurnah (Louxor), en Égypte
Maison traditionnelle en terre cuite, entre désert et zones de cultures et à proximité des merveilles de la Vallée des Rois, la résidence d’auteurs de Gurnah offre l’expérience d’une véritable immersion égyptienne, à la fois dans sa dimension historique et dans sa réalité contemporaine. Cette atmosphère, Golo la connaît bien, pour avoir vécu là-bas pendant vingt ans. C’est dans la maison qu’il a fait construire qu’il a décidé d’établir cette résidence d’auteurs de bande dessinée. Avec le soutien de Marsam, il a porté le projet, et après quelques années de persévérance, la résidence a ouvert pour la première fois ses portes à sept auteurs de tous horizons, dont trois jeunes talents égyptiens, en novembre et décembre 2019.
Les lieux offrent matière à la création. Il y a, bien sûr, les sites historiques où l’image est partout, comme sur les tombeaux de la Vallée des Rois où des représentations de scènes de la vie quotidienne consistent en l’un des plus anciens exemples de narration graphique. Et puis, il y a la vie quotidienne, rurale, proche des traditions ancestrales, et la population locale, habituée depuis le xixe siècle à côtoyer les touristes du monde entier comme les délégations de chercheurs et d’archéologues. Cette résidence, finalement, est à l’image du projet Marsam : ouverte sur le monde, désireuse de favoriser la rencontre, le croisement des idées et des genres, les traditions et les tendances résolument nouvelles.
Durant deux mois, Golo guide les auteurs, les emmène à la rencontre des habitants, fait découvrir les environs. Cette matière a pour but de nourrir des productions inédites, qui se révèlent assez variées. "Les auteurs ne vont pas se focaliser tous sur les mêmes aspects, précise Golo, certains vont s’intéresser à la dimension historique, archéologique, d’autres seront plus sensibles au quotidien des habitants ou aux techniques d’agriculture modernes. De plus, ils ont chacun leur propre style, ce qui ajoute à la diversité et à l’intérêt de la rencontre. Mohamed Salah, un auteur égyptien cairote, spécialisé dans la science-fiction, a écrit un récit en s’inspirant de la vie réelle du village et des caméras de surveillance que l’on trouve en plein désert !"