Prieuré d'Aureil


Terre de tournages propose de découvrir des lieux précieux ou secrets, qu'on ne voit plus ou auxquels on ne pense pas. Des lieux dont la singularité ou, au contraire, le caractère universel, permettent aux histoires de prendre place. Thrillers, comédies romantiques, enquêtes policières ou drames contemplatifs, tous les écrins existent. ALCA vous plonge dans une rêverie cinématographique, pour impulser des envies, pour y accrocher des récits, pour révéler le territoire limousin dans toute sa richesse géographique et poétique. Le limousin, une terre de tournages et de légendes à arpenter.
Première légende
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La légende dit que Carl Theodor Dreyer découvrit Aureil un soir de mars 1927.
Il traversait alors la France comme on traverse la nuit : sans jamais que le rêve et la réalité ne s’évincent l’un l’autre — dans cet état d’ambiguïté où les plans coexistent, se superposent et se mêlent, les désirs de l’un commandant l’autre, les assouvissements de l’autre apaisant l’un, au point qu’il devienne aussi vain qu’insensé de vouloir les distinguer, de dénier au rêve ses qualités réelles, et inversement.
Dreyer donc recherchait un visage, et le visage ne cessait de lui échapper. Comme un souvenir exhumé d’un passé trop ancien — ou de l’avenir, ce qui revient au même — une certitude sans objet, un seul contour d’airain, avec au cœur un vide insoutenable.
Le sort le mena à Aureil, donc, et à son prieuré. Parce qu’elle lui barrait le passage, il ne put ignorer cette muraille de pierre. Et pourtant ses yeux n’en virent que ce qu’elle partageait avec le visage espéré : la façon dont elle se dressait contre le ciel, et le hurlement qu’elle retenait. Il voulut savoir. Il poussa la porte. Elle céda.
Il n’y avait rien à l’intérieur. La poussière qui crissait sous ses pas. La lumière qui tombait comme une lame sur la nudité des murs. Et le silence. Un vide insoutenable, en regard de celui qui l’habitait déjà.
Quelques mois plus tard, alors qu’il s’apprêtait à tourner La Passion de Jeanne d’Arc, Dreyer sentit que quelque chose n’allait pas. Il essaya tout. Il épuisa son monde. Il exigea même que l’on débarrasse le décor de tous ses ornements. Qu’on l’épure. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un contour muet, inexorable. Et enfin, dans les yeux de Renée Falconetti, les yeux de Jeanne, il retrouva ce qu’il avait senti là-bas : l’effroi, la stupeur, la torture de l’absence.
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Seconde légende
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Tous les sept ans, à Aureil, on vénère les reliques de saint Gaucher lors des ostensions limousines. Mais il y a deux Gaucher, comme il y a deux pays, et deux temps, face-à-face à Aureil.
Le premier Gaucher choisit le retrait. C’est la fin du XIe siècle, et le jeune moine est à la recherche d’un lieu de solitude. Il vient en Aquitaine prier saint Léonard et s’arrête en chemin dans un vallon. Il s’y bâtit un abri de branches. Il découvre les bois du Limousin, le ciel bas, la pierre, l’écorce. Un pays vaste, sauvage et, pour cela justement, offert. Gaucher l’habite sans le contraindre. Il se tait. Il écoute — le vent, la nuit, les bêtes.
La légende dit qu’une colombe ne cesse de venir arracher des brins de chaume au toit de sa hutte, pour les emporter toujours dans la même direction. Gaucher suit l’oiseau, et découvre un autre lieu : Silvaticus, "la forêt", bientôt Aureil.
Le terrain appartient au diocèse, et l’ermite laisse place au bâtisseur. C’est cette métamorphose que raconte le prieuré. Il est l’avant-poste trapu d’une Église qui étend son magistère sur la sauvagerie. Il est là pour s’inscrire, durer, ordonner. Il veille sur les champs, rythme la vie rurale. Et autour, la campagne s’organise, laboure, obéit à la cloche. Un village prend forme, des clôtures apparaissent.
Mais pas plus que la pierre n’a étouffé la forêt, le bâtisseur n’a fait oublier l’ermite. Et les jours de grands vents, le prieuré est comme un navire de pierres au milieu d’un océan déchaîné. On sait bien lequel devra céder.
