Livre et vidéo à la demande : l’essor des plateformes et services en ligne
Le confinement a renforcé la place des plateformes numériques d’accès aux contenus culturels. Si les plateformes de librairies indépendantes ont pâti des limites du système du click and collect, les plateformes alternatives aux géants étasuniens de cinéma à la demande par abonnement ont largement profité de cette période.
La période inédite de confinement que nous avons vécue du 17 mars au 11 mai 2020 a marqué un coup d’arrêt brutal pour une bonne partie des professionnels de la culture. La fermeture complète des librairies a privé à la fois ces commerces de près de 95 % de leur chiffre d’affaires habituel et leur clientèle d’un approvisionnement régulier en livres. Mais cette étrange parenthèse a aussi accentué deux tendances déjà à l’œuvre depuis plusieurs années : d’une part le développement d’une consommation engagée pour des produits de qualité, distribués en circuits courts dans des magasins de proximité, et d’autre part une forte augmentation de l’utilisation des plateformes de librairie en ligne. Pour ces dernières, le confinement a cristallisé les positionnements différents que nous avons analysés par ailleurs1. D’un côté les plateformes store centric (centrées sur le magasin) proposent un service de réservation en ligne : le client réserve en ligne et vient retirer et payer ensuite ses ouvrages en magasin, ce que l’on appelle le click and collect. De l’autre, un positionnement user centric (centré sur l’utilisateur) qui propose au client de choisir entre le click and collect et la livraison à domicile avec paiement en ligne.
Pendant le confinement, les plateformes de click and collect ont suspendu leur activité, comme celle portée par l’association Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine (Lina). Contestant ce choix de l’association, plusieurs des adhérents à ce service ont préféré développer leur propre site Internet afin de permettre le paiement en ligne facilitant le retrait sécurisé des ouvrages devant le magasin ou dans un point relais, souvent un commerce de bouche, c’est le cas d’Amandine Barrascut aux Oiseaux Livres à Saint-Yrieix-la-Perche (87). Le confinement a montré ainsi la limite de ce système de click and collect dans une période où le paiement en ligne et la livraison à domicile ont été favorisés. Véronique Gauduchon, vice-présidente de Lina et propriétaire de la librairie La Bruyère Vagabonde à Poitiers (86), défend néanmoins ce système de réservation : "Le paiement en ligne aurait probablement été utile pendant la période de confinement, mais aujourd’hui la clientèle revient massivement en magasin et montre que la librairie reste un commerce de proximité essentiel pour maintenir le lien social. Mes clients plébiscitent ce système de réservation en ligne qui leur permet de voir à l’avance ce qu’il y a en magasin : c’est déjà un premier pas pour franchir la porte de ma boutique." Ce retour des consommateurs vers les commerces locaux, analysé par le sociologue Vincent Chabaud dans son Éloge du magasin : contre l’amazonisation (Gallimard, 2020), est finalement l’une des conséquences heureuses de la crise sanitaire et économique que nous traversons. De leur côté, les plateformes proposant le paiement en ligne et l’envoi des livres à domicile comme leslibraires.fr, qui regroupe plus de trois cents librairies indépendantes, ont continué à vendre exclusivement des livres numériques pendant le confinement. Son directeur Thomas Le Bras précise : "Sur mars et avril, le chiffre d’affaires du livre numérique a été multiplié par six, le nombre de livres vendus par dix (les éditeurs avaient baissé les prix). Depuis mai, le numérique redescend mais on a un chiffre d’affaires multiplié par un et demi par rapport à l’année dernière, donc c’est mieux mais les gens sont revenus au papier dès que possible, et accessoirement, les éditeurs ont arrêté les petits prix !" Ainsi la plateforme a recommencé dès la fin avril la vente et l’expédition de livre papier. Les ventes ont alors explosé puisque les mois d’avril et mai ont vu le chiffre d’affaires multiplié par six par rapport à la même période en 2019. Plus globalement, cette crise montre probablement la nécessité, voire l’urgence, pour les libraires indépendants de travailler ensemble pour proposer une alternative collective unique. En effet, la domination écrasante d’Amazon et de Fnac.com ne laisse que des miettes aux autres plateformes.
Le secteur du cinéma, quant à lui, traverse d’une manière très contrastée cette période inédite : d’un côté, l’arrêt des tournages durant le confinement, la fermeture des salles de cinéma et l’annulation de la plupart des festivals ont mis à mal des milliers de professionnels du secteur. Mais dans le même temps, la fréquentation et les revenus des plateformes de cinéma à la demande par abonnement (SVOD) ont explosé. Là encore, si cette ruée vers le cinéma à la demande a avant tout bénéficié aux géants comme Netflix ou Amazon Prime Video, les services alternatifs tels que Univers Ciné, Mubi ou la Cinétek en ont également profité. Pierre Mathéus, le directeur général de Tënk, la plateforme dédiée au documentaire d’auteur, confirme : "Pendant le confinement nous sommes passés de 8 000 à 10 000 abonnés individuels. Nous avons aussi répondu à de nombreuses demandes d’écoles et de bibliothèques pour mettre en place des abonnements institutionnels. En matière d’usage, nous avons eu une audience multipliée par cinq. Près de quatre mois après le déconfinement, nous sommes toujours autour de 10 000 abonnés, ce qui montre que cette période a permis à de nouvelles personnes de découvrir Tënk… et de l’apprécier !"
"En Nouvelle-Aquitaine, le confinement a donné naissance à des collaborations originales et profitant à tous."
En Nouvelle-Aquitaine, le confinement a donné naissance à des collaborations originales et profitant à tous. La revue en ligne Far Ouest s’est ainsi associée à vingt producteurs et productrices de films de la région pour mettre en ligne sur leur site Internet une vingtaine de films qui seraient susceptibles d’aider les gens à s’évader. Gratuite, sans abonnement mais limitée à la période du confinement, cette opération baptisée "La grande évasion" a permis aux internautes de découvrir la diversité et la richesse des productions néo-aquitaines. Documentaire, fiction, art, sport en court, moyen et long métrage, l’opération a connu un grand succès auprès des internautes. Florian Laval, initiateur du projet, se félicite que "tous les producteurs que nous avons contactés ont accepté de participer à ce qui était avant tout pour nous un élan de solidarité. Nous avons eu plus de 20 000 chargements de films sur la période. Cela nous a donné aussi envie de développer un espace de VOD sur notre nouveau site Internet pour conserver un lien fort avec les producteurs de notre région et fédérer une communauté d’internautes cinéphiles".
Quelle leçon pouvons-nous finalement tirer de cette étrange période pour les professionnels de la culture et en particulier ceux du livre, du cinéma et de l’audiovisuel ? La publication en juillet 2020 de la sixième enquête sur les pratiques culturelles des Français réalisée en 2018 par le ministère de la Culture auprès d'environ 10 000 personnes apporte probablement un début de réponse. Elle montre une fracture générationnelle entre des jeunes qui accèdent avant tout à la culture par le biais des plateformes numériques et font une consommation intensive de musiques, de films, de séries et de jeux vidéo et la génération des baby-boomers qui ont gardé, depuis les années 1970, une pratique importante de culture dite "patrimoniale" avec les sorties dans les musées, à l’opéra, au théâtre, au concert et au cinéma. Également gros lecteurs de livres et de presse, cette génération vieillissante n’est donc que partiellement remplacée, remettant également en question les politiques culturelles nationales et locales qui ont toujours fait la part belle à cette culture patrimoniale. La période du confinement ouvre peut-être un espoir d’hybridation de cette fracture générationnelle : les pratiques culturelles des plus âgés se sont tournées largement vers le numérique avec la réservation de livres en ligne ou l’abonnement à des plateformes de cinéphilie, pour compenser la fermeture des lieux de culture. D’un autre côté, on a assisté à une prise de conscience des plus jeunes de l’importance quasi vitale des commerces de proximité et d’une offre culturelle différente. Espérons que cette période difficile aura permis aux générations parfois regroupées malgré elles sous le même toit pendant plusieurs semaines de partager et de mieux comprendre les pratiques culturelles différentes des uns et des autres.
1Olivier Thuillas et Louis Wiart, "Amazon, what else ? État des lieux des plateformes alternatives de librairie en ligne", in Études digitales n°8, éditions Classiques Garnier, 2019, p.105-120.