Le site des Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine, plateforme d’une consommation engagée
Chercheurs en sciences de l'information et de la communication, Louis Wiart et Olivier Thuillas ont interrogé les pratiques des usagers du site des Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine pour mener leurs travaux de recherche sur les plateformes culturelles alternatives1.
Comment explique-t-on la création de nombreuses plateformes alternatives à Amazon dans le monde du livre comme celle des Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine ?
Olivier Thuillas : Dès les années 1990, des librairies se sont emparées d’Internet pour créer des sites marchands individuels. L'incroyable développement d'Amazon dans les années 2000, devenant leader de la vente en ligne de livres, a entraîné une forte baisse de la part de marché des librairies indépendantes. Les pouvoirs publics, le Syndicat de la librairie française, le Centre national du livre et les agences régionales du livre ont alors réfléchi à la création d’une plateforme commune, qui devait être le portail web de la librairie indépendante. Ces travaux ont débouché sur la mise en ligne en 2011 du site 1001libraires.com. Cette initiative a été un échec et, à la suite de la fermeture du site, un après son lancement, plusieurs plateformes alternatives à Amazon ont vu le jour. Parmi ces différentes offres, certaines ont été initiées par des grandes librairies qui proposaient déjà des services à d’autres (leslibraires.fr), par des associations proposant des relais-colis (lalibrairie.com) ou des associations régionales de libraires. Nous comptons ainsi une vingtaine de plateformes auxquelles il faut ajouter les sites individuels de grandes librairies.
"C'est agréable ce contact (avec le libraire) et quand je passais par Hyper U ou Amazon, je n’avais pas ce contact avec des gens qui aimaient la lecture. C’était un peu impersonnel en fait."
Femme, 37 ans, employée, Parthenay (79)2
Louis Wiart : Ces plateformes se sont aussi créées dans un contexte de sensibilisation de l’opinion publique aux enjeux du commerce en ligne et d’un certain nombre de dérives qui les accompagnent. La loi de 2014 visant à empêcher Amazon de cumuler la gratuité des frais de port et l’octroi systématique d’une remise de 5% sur le prix du livre, disposition qu’Amazon a rapidement contourné en proposant la livraison à un centime d’euro, a eu du moins cet effet de sensibiliser les acteurs du livre et les lecteurs à cette question. Il y a un climat intellectuel autour du commerce en ligne, nourri par d’autres réglementations comme celles sur les données personnelles, qui a changé. Le sociologue Dominique Cardon a une phrase que j’aime beaucoup à ce sujet : "Le web était sympa, il ne l’est plus". On est passé d’un extrême à l’autre, du web porteur d’innovation et de disruption à un contexte de critique tous azimuts.
Que souhaitez-vous apporter à la littérature scientifique par votre étude et quelle méthodologie avez-vous appliquée ?
L.W. : C’est un article qui s’appuie sur la littérature relative à la consommation engagée, qui consiste à mettre en évidence le fait qu’aujourd’hui un certain nombre de consommateurs ont des pratiques de consommation qui ne suivent pas forcément des logiques de calcul rationnel. Dans ces situations, les choix ne se font plus seulement sur la base d’un calcul coûts-avantages, mais on vient ajouter d’autres principes et d’autres valeurs à sa consommation. Les pratiques de consommation engagée empruntent deux grandes directions : d’un côté, on retrouve ce qui relève de la consommation durable et, de l’autre, les préoccupations sociétales, avec notamment les labels commerce équitable. Appliquée à la culture, la consommation engagée a été très peu voire pas du tout étudiée, alors même que les achats de biens culturels peuvent être volontairement orientés pour soutenir un commerce en particulier ou pour défendre des valeurs et des idées. C’est ce qui explique notre intérêt et notre démarche, en particulier dans le contexte du commerce en ligne et du développement des plateformes numériques.
O.T. : Nous avons suivi une méthodologie propre aux sciences sociales avec des entretiens et un questionnaire en ligne. Pour construire cette étude, nous avons pu nous appuyer sur un partenariat avec les Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine, l’association nous ayant transmis de nombreuses données et ayant mis pendant deux mois sur sa page d’accueil un lien vers notre questionnaire en ligne. Nous avons ainsi recueilli 146 réponses d’utilisateurs de la plateforme et avons ensuite effectué 13 entretiens avec des lecteurs ciblés afin d’approfondir notre connaissance de leurs pratiques d’achat et de leurs motivations, en complément des données statistiques. Nous avons également mené une dizaine d’autres entretiens avec des professionnels du livre : libraires membres de Lina et participant à la plateforme, libraires n’y participant pas, le président du Centre national du livre, le Syndicat de la librairie française.
Quelles sont les grandes tendances partagées par les utilisateurs de la plateforme ?
O.T. : Le trait commun le plus important est que l’utilisation de la plateforme de Lina consiste en un prolongement de la visite en librairie. Il ne s’agit pas d’acheteurs en ligne compulsifs mais d’abord des clients de la librairie indépendante qui se servent de la plateforme pour découvrir les catalogues et préparer des paniers d’achat. C’est ce que l’on appelle la stratégie cross canal : le consommateur repère des produits et anticipe l’achat en fonction de son budget, puis se rend en magasin pour effectuer l’achat. Cette stratégie se vérifie sur la plateforme de Lina, bien que certains utilisateurs expliquent faire aussi des achats qu’ils n’avaient pas prévus. Ces accointances se vérifient d’ailleurs avec une grande homogénéité territoriale : nous avons eu la chance d’échanger avec des utilisateurs de tous les départements du territoire néo-aquitain et ces pratiques communes sont partagées aussi bien par des personnes vivant en cœur de grande ville, dans des petites villes ou dans un espace rural. Ces similitudes dans les usages nous ont également permis de déterminer un profil d’acheteur type : une femme, grande lectrice, cadre ou exerçant une profession intellectuelle supérieure, liée à une librairie indépendante.
"Alors, pour les livres, souvent, je me fais une petite liste de livres. D’ailleurs, par contre, ça c'est très bien fait sur le site, il y a la possibilité de faire des listes. Je me fais donc des listes de livres, une quinzaine que j’ai envie de lire. Et une fois de temps en temps je fais ma sélection dans cette liste. (…) Après, je la commande et puis je me balade dans les rayons, je discute un peu, je regarde les recommandations et j’achète des choses en plus."
Homme, 31 ans, informaticien, Bergerac (24)2
L.W. : Une autre caractéristique qui définit l’utilisateur de la plateforme de Lina est son attachement à la librairie comme lieu physique où l’on peut feuilleter et se déplacer parmi les ouvrages. Une forme d’expérience qui fait écho aux efforts des libraires de réaménager leurs espaces. Cet attachement au lieu s’articule avec un attachement à la figure du libraire : passer par cette plateforme permet de soutenir cette personne qui nous conseille, nous recommande des lectures, et avec qui j’entretiens un lien. Il y a donc chez ces lecteurs à la fois une logique de buycott, en ce qu’ils préfèrent soutenir un commerce de proximité, et une logique de boycott à l’endroit d’Amazon parce qu’ils refusent d’enrichir une multinationale dont les pratiques sociales et commerciales sont contestées.
"Pour moi, un libraire c'est quelqu’un qui connaît son domaine, avec lequel on peut échanger, avec une spécialité, c'est quelqu’un qui connaît ses produits en fait. (…) Quand je vais aux Saisons [une des librairies indépendantes de La Rochelle, ndlr], c'est un libraire, il a ses choix, on peut ne pas avoir ses orientations, peu importe, il a une identité."
Homme, 52 ans, fonctionnaire territorial, La Jarrie (17)2
O.T. : La mise en place du RGPD et la manière avec laquelle il est entré dans le quotidien des gens a entraîné une grande prise de conscience sur le traitement des données personnelles. Nous avons recueilli notamment le verbatim d’un utilisateur qui, désormais conscient de l’utilisation de ses données à des fins commerciales, explique son choix de préférer une plateforme, comme celle de Lina, qui n’a pas recours à ces pratiques.
Peut-il y avoir selon vous une démarche éthique de consommation de biens culturels sans offre de ce type, portée par un collectif ou une association de professionnels ?
L.W. : Je ne le pense pas, en effet. Dans les pratiques de consommation engagée, ce sont des offres structurées qui, une fois mises sur le marché, rendent possible ce type d’achat. Les porteurs de ces offres jouent un rôle fondamental dans la possibilité de faire exister autre chose, quand bien même celles-ci occupent une place très marginale sur le marché. Le rôle d’intérêt public de ces acteurs et de ces plateformes justifie en ce sens l’attribution de subventions et d’aides publiques.
O.T. : Ces associations, un peu comme ALCA d’ailleurs, mènent aussi une mission de sensibilisation auprès des professionnels pour expliquer l’intérêt de ces projets collectifs. Il n’y a pas si longtemps, la plupart des librairies ne croyaient pas à l’essor à venir de la vente en ligne. Certaines encore aujourd’hui n’ont pas franchi la barrière : sur les 108 membres de Lina, seuls 70 ont rejoint la plateforme. Il est important que ces structures associatives continuent d’expliquer aux clients et aux professionnels les bénéfices de ces solutions numériques.
Quelles recommandations faites-vous à Lina pour améliorer sa plateforme ?
O.T. : L’enjeu aujourd’hui pour Lina, et qui se manifeste de manière implacable lors de cette crise sanitaire, est de savoir si elle propose demain, en plus de son service de click & collect, le paiement en ligne et la livraison à domicile. Beaucoup de personnes ne connaissant que cette pratique d’achat, ils ne seront jamais de futurs utilisateurs de la plateforme si elle ne s’ouvre pas à ces services. D’un point de vue plus personnel, je pense que ces plateformes alternatives sont trop nombreuses et il faudrait sans doute relancer l’idée d’une plateforme nationale unique pour les librairies indépendantes, s’affirmant comme une vraie marque face à Amazon ou la Fnac.
L.W. : Ces grandes plateformes, comme Amazon pour le livre ou Netflix pour l’audiovisuel, sont tellement puissantes qu’elles imposent un certain nombre de standards sur le marché, notamment en matière d’organisation des sites, de niveau de prix ou de qualité de service. Ces standards contraignent les offres alternatives à s’aligner dessus si celles-ci veulent répondre aux attentes des consommateurs et perdurer. Il est donc aujourd’hui très difficile pour une plateforme de librairies en ligne de ne pas proposer une offre globale s’appuyant notamment sur la livraison à domicile. De la même manière, une plateforme alternative de vidéos à la demande peut difficilement proposer autre chose qu’une formule d’abonnement à la manière de Netflix.
À cette contrainte des standards peut néanmoins s'opposer la liberté d’innover, dont s’emparent certaines plateformes culturelles alternatives. Il s’agit par exemple de proposer des recommandations éditorialisées plutôt qu’issues d’un algorithme. Ces plateformes peuvent ainsi mettre en avant les catalogues de manière humaine, avec les coups de cœur du libraire, des interviews, des contenus éditoriaux. Cet équilibre entre un alignement sur les standards de l’économie des plateformes et la recherche d’une différenciation dans l’offre proposée est la clé pour atteindre la cible recherchée.
1 Louis Wiart est titulaire d’une chaire en communication à l’Université Libre de Bruxelles, où il fait partie du Centre de recherche en information et communication (ReSIC).
Olivier Thuillas est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Nanterre et membre du laboratoire Dicen-Île de France. Il est aussi chercheur associé au LabSIC à l’université Paris 13. Ses recherches portent principalement sur les enjeux du développement des plateformes numériques dans les industries culturelles et sur les politiques culturelles.
La recherche qu’ils mènent sur les plateformes culturelles alternatives est soutenue par le LabEx ICCA et s'intitule : "La consommation engagée dans le commerce du livre : quelles pratiques d'achat sur un site collectif de librairies indépendantes ?"
2 Verbatim extrait de l'étude "La consommation engagée dans le commerce du livre : quelles pratiques d'achat sur un site collectif de librairies indépendantes ?" de Louis Wiart et Olivier Thuillas, soutenue par le LabEx ICCA.