Éloge de la petite édition littéraire
En remontant à la naissance du phénomène de l’édition sous la Troisième République et captant le rôle prépondérant des petites maisons jusqu’à aujourd’hui, cet Éloge de la petite édition littéraire vient combler un manque : faire l’histoire des petites maisons d’édition qui, en dehors des grands groupes, ont contribué à donner la voix à de nombreux talents et promouvoir des formes inventives, tant formelles qu’intellectuelles. Olivier Bessard-Banquy signe un essai riche et documenté, aussi savoureux qu’instructif, qui tend à démontrer que la "petite édition", toujours vigilante et toujours agile, serait le vrai terreau fertile de la création littéraire.
La région Nouvelle-Aquitaine est très active en matière de production éditoriale, comment cela s’explique-t-il ?
Olivier Bessard-Banquy : Il y a depuis longtemps en Nouvelle-Aquitaine une intense vie culturelle, intellectuelle, une bourgeoisie lettrée qui fréquente des lieux du livre comme Mollat, qui a plus de cent ans. L’attractivité de la région a fait venir nombre de personnes comme Georges Monti, comme Nadège Agullo. Et parce que tout permet d’y travailler avec efficacité. Entre Périgueux et Fanlac, les Charentes de Jean-Paul Louis ou Edmond Thomas, le Bordeaux de Finitude, de William Blake, de Do éditions, Atlantica au Pays basque, on ne compte plus les belles maisons d’Aquitaine parmi les plus douées dans leurs domaines.
Vous faites remonter l’essor de la "petite édition" à la deuxième partie du XIXe siècle. Des mastodontes de l’édition sont déjà en place, tels Hachette, Michel Lévy ou bientôt Ernest Flammarion. Qui sont les petits ? Et dans quel registre – je pense à la bibliophilie notamment – s’illustrent-ils ?
Olivier Bessard-Banquy : Il y a eu sans fin des gens du livre de peu de moyens qui se sont lancés de manière aventureuse ou hasardeuse. Ceux-là même que vous évoquez ont débuté pareillement sans grande aisance. Quand les espoirs de vente ont été limités les réussites professionnelles n’ont pu être flamboyantes. Notre étude démarre sous la Troisième République parce que la fin du régime des brevets après 1870 est perçue par nombre de petits éditeurs comme un signal, un appel, une garantie de pouvoir travailler plus librement dans une société où la lecture gagne en importance. Il y a eu pléthore de petits éditeurs avant mais ceux qui vont marquer la vie du livre après 1870 comme Pelletan, comme Georges Crès, sont en effet des acteurs du livre de luxe et de semi-luxe qui va plaire aux amateurs plus ou moins fortunés de la période dont beaucoup seront des intellectuels, des auteurs, des écrivains. Leurs livres sont toujours accessibles chez les bouquinistes, leurs très belles réalisations peuplent encore nos bibliothèques.
Le temps de la guerre n’est pas très glorieux pour certains de nos éditeurs. Heureusement certains autres, on pense aux éditions de Minuit, ont réussi à publier des écrits libres sans les soumettre à la censure. Est-ce de là qu’est né par la suite chez les petits éditeurs un esprit de résistance ?
Olivier Bessard-Banquy : Les petits poucets du livre ont toujours été aux marges de la grande édition, des producteurs de livres plus fantaisistes, plus atypiques, moins attendus que ceux des maisons plus établies. Minuit est né dans des conditions exceptionnelles quand deux hommes, Vercors et Pierre de Lescure, se sont dressés contre les mots d’ordre de l’occupant et ont cherché à publier les meilleurs des écrivains de leur temps pour porter des textes d’insoumission. Leur réussite symbolique, l’écho que ces textes ont eu ont fait de cette maison un emblème, une incarnation de la résistance intellectuelle. Jérôme Lindon qui en prendra le contrôle vers la fin des années 1940 continuera le combat contre la guerre d’Algérie notamment. Cette marque sans pareil sera pour toutes les maisons un exemple, un repère. Il ne fait aucun doute qu’un Maspero par ici, et même Le Seuil par là, auront eu à cœur de s’inscrire dans les pas de ce qui a fait la grandeur de Minuit.
Des personnalités comme Jean-Jacques Pauvert ou Eric Losfeld ont considérablement marqué leur temps, celui de l’après-guerre. Qu’est-ce qui les définit ?
Olivier Bessard-Banquy : Pauvert, Losfeld et quelques autres comme Martineau ou Régine Deforges ont été des lecteurs ardents des textes surréalistes et des littératures les plus aventureuses du vingtième siècle. Ils ont voulu les défendre comme ils ont voulu aussi soutenir ou refaire connaître le meilleur des littératures galantes des temps passés à commencer par Sade pour Pauvert qui a été poursuivi pour cela. Ce sont des trublions, des gens du livre sans foi ni loi qui combattent le conformisme, tout ce qui est rétrograde ou conventionnel, sinon réactionnaire. Ils sont intéressés par tout ce qui est en marge et de grand talent littéraire. Ils ont alimenté une bonne part de l’avant-garde de l’après-guerre en allant publier ou republier les fameux Sade-Artaud-Bataille encensés par Sollers et ses amis.
À la suite des éditions Maspero, l’après-68 est marqué par un nouvel essor. Pouvez-vous nous décrire ce "boom" de la jeune édition dont vous parlez ?
Olivier Bessard-Banquy : Dans la suite de mai 1968 beaucoup de gens de livre voient dans l’édition le moyen de poursuivre la lutte politique, par exemple chez Verdier. Beaucoup vont publier non forcément des textes engagés comme ceux de Maspero même s’il est un grand acteur de cette petite édition vive de la période mais des textes buissonniers, des écrits de gens de peu comme chez Plein Chant, par exemple, emmené par le vaillant Edmond Thomas dans les Charentes, un imprimeur-éditeur hélas disparu il y a peu. Ce sont des années de dissémination du livre partout en France où des éditeurs comme Actes Sud en Provence ou Le Castor astral à Bordeaux se lancent dans des luttes culturelles ou intellectuelles. Le premier livre du Castor porte par exemple sur "le racket de l’édition", le compte d’auteur, la lutte contre les marques qui sans vergogne exploitent les écrivaillons en mal de publication pour leur soutirer des sommes folles.
À partir des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, la ferveur créative des petits éditeurs semble intacte. Vous les appelez les professionnels de l’ère 2.0. On compte parmi eux, à l’instar d’un Monsieur Toussaint Louverture ou de Gallmeister, de vraies success-stories. Comment l’expliquez-vous ?
Olivier Bessard-Banquy : Les petits éditeurs des années 1980-1990-2000 et au-delà sont des enfants du papier mais aussi du monde technologique qui est le nôtre où les possibilités sont devenues vastes. Pauvert comme d’autres ont pu connaître un beau développement déjà dans les années 1960. Aujourd’hui, tout éditeur avec une structure légère, un ordinateur, un téléphone, peut préparer avec le plus grand sérieux des livres comme la correspondance de Jane Austen que publie Finitude et connaître avec ce type d’opérations une belle réussite commerciale dès lors que ces maisons sont diffusées et distribuées par des structures comme Harmonia Mundi pour L’Arbre vengeur par exemple. Les éditeurs des années 2020 ne sont pas forcément plus commerciaux que leurs prédécesseurs. Ils peuvent faire davantage d’économies dans la fabrication des volumes et se monter plus efficaces sur le plan promotionnel et commercial s’ils savent utiliser les réseaux sociaux, plaire aux libraires et piquer la curiosité des publics visés.
Votre traversée des mondes de l’imprimé interroge les pratiques contemporaines. Je vous poserai la question que Jean-Yves Mollier avait posée en 2007 aux acteurs de la chaîne du livre : où va le livre ?
Olivier Bessard-Banquy : Le livre devient chaque jour un peu plus un objet courant, usuel, banal, mais toujours aussi précieux pour des personnes qui connaissent par lui d’intenses bonheurs de lecture. Dans la guerre en cours pour l’attention, le livre est à la fois attaqué par les écrans qui ont su vampiriser une gigantesque part de la population et en même temps il est en lui-même une promesse d’échappatoire, la garantie d’un moment sans sollicitation, la certitude d’une plongée intérieure plus que jamais salutaire. Le livre ne peut faire autrement que d’aller sans cesse à la conquête de nouveaux publics en s’adaptant aux goûts du jour, aux pratiques du moment. En même temps il demeure un objet qui doit donner envie de lire, susciter le désir, piquer la curiosité. Il faut donc espérer que les professionnels gardent cette même capacité de réaction, ce même sens de la création et de l’initiative permettant de vendre toujours plus de livres à des publics sans cesse tentés. Rien n’est jamais gagné.
Aujourd’hui la structure de l’édition s’organise autour de grands groupes. Cette situation de domination génère inquiétudes, clivages et menaces. Quelle lecture en faites-vous ?
Olivier Bessard-Banquy : La concentration qui n’est pas nouvelle mais qui s’intensifie, la domination des groupes font peser de lourdes menaces sur le livre et la bibliodiversité puisque les maisons les plus imposantes sont dans des logiques commerciales pesantes qui les conduisent à viser le très grand public avec des productions standardisées. Jamais la lutte n’a été plus déséquilibrée entre gros et petits et pourtant jamais n’avons-nous eu besoin davantage de tous ceux qui sont les acteurs de l’édition de création de petite ou moyenne taille. Quand ils sont bien servis par leurs réseaux de diffusion-distribution, bien traités en librairie, portés par une bonne politique active de communication, ils peuvent s’en sortir très bien tel Gallmeister. Mais nous tous devons rester vigilants face aux restructurations en cours. Ce qu’est devenue la maison Fayard doit nous alerter sur les dangers qui menacent le livre.
Pensez-vous comme Eric Hazan qui a créé et dirigé les éditions de La Fabrique que le monde de la "petite édition" en se montrant exigeant et inventif saura le mieux parler au cœur des libraires et des lecteurs ? Que ce monde-là a de l’avenir ?
Olivier Bessard-Banquy : Absolument. Une immense part des lecteurs attend autre chose que des produits standardisés, des best-sellers mondialisés, des littératures sérielles prévisibles à force d’être répétitives. Les libraires sont là pour puiser dans l’offre ce qui correspond à leurs publics, pour savoir identifier ce qui peut plaire, ce qui donnera envie aux chalands de revenir conquis, émerveillés par ce qui leur aura été présenté. Cette offre différente, étonnante, convaincante est celle de maisons qui ont pour nom Allia, Verticales, Tristram, mille autres que je ne peux nommer ici, par manque de place, en littérature, mais il en est de même dans tous les autres secteurs. Face aux livres attendus des grandes marques qui se disputent les people, il ne peut y avoir que toujours plus de nouveaux éditeurs pour proposer autre chose — et sans nul doute dans le lot y aura-t-il encore des équivalents de Monsieur Toussaint Louverture ou L’Arbre vengeur. Car si la loi Lang perdure il y aura des libraires pour défendre leurs livres.
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Éloge de la petite édition, de Olivier Bessard-Banquy, éditions Actes Sud