"Les singes", un thriller psychologique de Yann Le Bec


Durant les mois de juin et juillet 2024, Yann Le Bec a été lauréat d’une résidence de création au Chalet Mauriac. Il y a travaillé sur son second roman graphique, Les Singes, en tant que scénariste et dessinateur. Ce projet solo, dans la veine des thrillers psychologiques, porte clairement l’influence du maître du genre, Alfred Hitchcock. L’ouvrage vient de paraître aux éditions Dupuis.
La collection Les Ondes Marcinelle est un label des éditions Dupuis créé en 2022. Il offre une vision de la création contemporaine et humaniste en publiant majoritairement de jeunes auteurs qui proposent des portraits du monde dans une tradition littéraire universelle et accessible. Yann Le Bec y a publié son premier ouvrage, Un Ami, en 2023 et affiche dès lors un dessin au trait précis, réaliste et expressif, joue avec les contrastes et compose une mise en scène cinématographique. Avec son second ouvrage Les singes, il confirme ce style que l’on pourrait classé dans la même famille que celui de Daniel Clowes, Charles Burns ou Blutch.
Une intrigue aux relents hitchcockiens
L’histoire s’ouvre sur une consultation chez le médecin. Denis se voit prescrire des benzodiazépines pour des troubles du sommeil. Pendant ce temps, sa fille Manon prend un cours de conduite puis rejoint l’une de ses amies. Manon est étudiante à Bordeaux et est rentrée chez ses parents pour les vacances d’été. Le soir, les parents ont préparé une fête sommaire pour l’anniversaire de Manon, anniversaire qui n’est pourtant que le lendemain, car Juliette, sa mère, part en voyage professionnel en Georgie tôt le matin. Ce moment qui devrait être festif ne l’est pas. L’ambiance est tendue entre les parents. Manon est irritable. Denis reçoit des appels auxquels il ne répond pas prétextant qu’il s’agit de spams. Il dissimule l’écran de son téléphone sur lequel s’affiche le prénom d’Amandine. Le lendemain, alors que Juliette a quitté la maison, Amandine – qui est en réalité la sœur de Juliette - débarque à l’improviste sous prétexte de souhaiter l’anniversaire de sa nièce. Alors que Manon est partie rejoindre ses amies, une dispute éclate entre Amandine et Denis. Amandine est enceinte et veut garder l’enfant. Denis en est le père, et Manon va finir par le découvrir, après qu’Amandine a mystérieusement disparu.
Un thriller où les non-dits explosent
Les singes est un thriller dans lequel les non-dits et les mensonges se dévoilent au fil d’un récit typiquement hitchcockien. Yann Le Bec explore les fissures d’une famille en crise où chaque personnage cache ses propres tourments. Dans une ambiance de chaleur estivale étouffante, il plonge le lecteur au cœur des tensions qui ne cessent de croître au sein de cette famille, et en fait le témoin des mécanismes de l’aveu et du déni. L’issue est explosive, fidèle à l’esprit des grands récits psychologiques.
La relation entre Manon et son père est un des pivots de l’histoire. Autrefois complices, leur relation est devenue distante, et les tentatives de Denis de renouer avec sa fille sont un échec. Il est nostalgique de cette avant, alors qu’ils étaient "comme les deux doigts de la main", alors qu’ils avaient leur "petit coin de paradis." Manon est une jeune adulte et tente de s’affranchir de son père : "Tu m’as poussée à voir le monde à travers tes lunettes. J’ai besoin de le voir avec les miennes." Ces paroles arrivent au début de l’histoire et permettent de définir ce qui se joue entre le père et la fille. Néanmoins, ce changement de relation n’est pas seulement lié au fait que Manon n’est plus une enfant. Depuis la disparition d’Amandine et l’ouverture d’une enquête par la police, tandis que Manon se mobilise pour tenter de retrouver sa tante, Denis se réfugie dans des réponses évasives ou fait diversion lorsque Manon lui pose des questions sur des détails qui lui semblent étranges. Car Denis est le dernier à avoir vu Amandine. Peu à peu, la communication entre Manon et son père devient difficile, superficielle et tendue. Elle sent que son père lui cache quelque chose, et ce non-dit pèse sur leur relation. L’incapacité que Manon ressent à percer ce qui préoccupe son père fait naître des soupçons sur la responsabilité de Denis dans la disparition d’Amandine. Mais c’est également l’image de ce père stable et protecteur qui disparaît. Manon perd toute confiance en lui à cause des petites mensonges qui s’accumulent. Lorsqu’elle découvrira la vérité, son monde explosera définitivement.
Une mise en scène cinématographique et un dessin au service du récit
Yann Le Bec emprunte les codes du thriller hitchcockien et utilise un dessin sobre et expressif pour servir son récit et plonger le lecteur dans une ambiance oppressante, et arriver à ses fins. Les planches sont construites comme des séquences filmées. Les cadrages serrés sur les visages accentuent les émotions, les silences et les non-dits, et amplifient la tension entre les personnages. L’auteur joue avec les ombres et la lumière, ainsi qu’avec les contrastes, selon l’atmosphère qu’il veut donner à une scène. Le rythme du récit, parfois elliptique, varie selon les intentions : parfois le temps s’étire sous la chaleur comme pour faire languir le lecteur, parfois il s’accélère, notamment lorsqu’il s’agit des évènements qui conduiront au drame.
Le dessin à la fois réaliste et expressif - un trait épuré qui évite une surcharge graphique - est au service de la narration et des émotions que Yann Le Bec veut faire passer. Les expressions des visages sont travaillées - regards fuyants, lèvres serrées, sourire contraints – de telle façon à exprimer les secrets, les non-dits, la colère, le ressentiment. Les postures des corps traduisent elles aussi l’état émotionnel des personnages : le malaise, le conflit, l’incompréhension, le mépris, l’angoisse.
L’auteur a restreint sa palette de couleurs - blanc, rouge orangé et un noir tirant sur le violet - et dose chacune selon l’ambiance qu’il souhaite donner. Le rouge orangé domine nettement lors des scènes de nuits, de conflits, ou de tension extrême, exacerbant la violence psychologique à laquelle sont soumis les personnages : l’atmosphère n’en est alors que plus oppressante et angoissante. Ce choix restreint de couleurs renforce le sentiment d’enfermement dû aux non-dits, aux mensonges, à cette situation de crise familiale qui se joue. Manon suffoque et ne sait plus en qui croire, vers qui se tourner, jusqu’à créer des situations conflictuelles avec son amie qu’elle maltraite. Car Manon, submergée par la colère, ses soupçons et la perte de ses repères, parle et agit sans plus se soucier des blessures qu’elle pourrait elle-même infliger.
Enfin, les décors ont leur importance. La maison, les objets du quotidien, la voiture, deviennent des symboles de l’enfermement ou de la rupture. L’espace clos de la maison est désormais le théâtre des tensions et des mensonges, un lieu toxique, là où le drame se joue. Elle n’est plus un refuge, et cela finit par rompre le dernier lien qui pouvait relier Manon à son père.
Les singes est un thriller graphique qui fait honneur au genre tant il brille d’intelligence dans sa construction narrative et graphique. La façon qu’à Yann Le Bec de jouer entre le réalisme et la suggestion, entre l’intérieur et l’extérieur, les jeux de regards, les dialogues incisifs et justes, les symboles déposés comme des indices offrent une expérience émotionnelle oppressante et intense, telle qu’on peut l’attendre d’un thriller : être tenu en haleine jusqu’à l’inéluctable dénouement.
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Les singes, scénario et dessin Yann Le Bec, Les Ondes Marcinelle, Dupuis, septembre 2025
Un Ami, scénario Lola Halifa-Legrand, dessin Yann Le Bec, Les Ondes Marcinelle, Dupuis, 2023.
