Noémie Grunenwald, traductrice engagée
Grâce au soutien d’ALCA et sa bourse d’Aide à la création en résidence 2024, Trapèze1 a accueilli huit semaines la traductrice, autrice et éditrice Noémie Grunenwald, dont la traduction d’Abolish the Family2, essai passionnant de la chercheuse germano-britannique Sophie Lewis, était au cœur du projet de résidence.
Noémie Grunenwald est traductrice de l’anglais, notamment de Silvia Federici, Dorothy Allison, bell hooks ou encore Sara Ahmed. Autodidacte, elle se lance d’abord dans la traduction de fanzines punks-féministes, avant d’être engagée par les éditions Cambourakis pour la traduction de De la marge au centre de bell hooks3. Dans une volonté d’"accompagner la publication d’autrices marginalisées par l’industrie éditoriale et contribuer à la diffusion de textes qui ont marqué les mouvements féministes, lesbiens et/ou trans", elle est également la fondatrice de la maison d’édition Hystériques & AssociéEs, dont l’aventure a commencé par la publication de l’ouvrage culte Stone Butch Blues, de Leslie Feinberg, traduction collective au grand retentissement.
Une réflexion engagée sur les enjeux de traduction
Dans son premier livre, Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s4, Noémie Grunenwald nous proposait de cheminer à ses côtés, à la découverte de son parcours et de son expérience des enjeux féministes de la traduction. Dans cet ouvrage hybride et lumineux, composé de réflexions sur son métier, sur son rapport à la langue, aux autrices et textes qu’elle choisit, on retrouve l’expression d’une pensée vibrante et de son engagement : "L’invention, l’adaptation et le recyclage m’ont appris qu’on avait le droit de construire une langue et un langage qui nous parlent, c’est-à-dire non seulement qui s’adressent à nous, mais aussi qui sont capables de parler de nous, de dire nos réalités complexes. Que la langue pouvait être autre chose qu’une puissance vorace vouée à nous engloutir chaque jour davantage. Qu’elle pouvait être une alliée précieuse pour se comprendre, une camarade pour lutter, une complice pour traduire ce “nousˮ qui construit notre libération5."
Sa bibliographie de traductrice n’est pas le fruit du hasard, où revient à plusieurs reprises la romancière, poétesse et essayiste Dorothy Allison, qui lui est particulièrement chère6. En mars 2024, quelques semaines avant le début de sa résidence chez Trapèze, a paru sa traduction du recueil de poésie Les femmes qui me détestent, premier texte d’Allison publié en 1983, et resté jusqu’alors inédit en français. Lors de l’annonce de sa sortie, Noémie Grunenwald écrivait : "À mon échelle personnelle, après Trash7 et Deux ou trois choses dont je suis sûre8, c'est une grande page qui se tourne. Une tâche que je m'étais fixée il y a une dizaine d'années et qui est maintenant accomplie."
Cette parution des poèmes de Dorothy Allison fut l’occasion de rencontres littéraires et de questions, nombreuses, sur le travail de traduction, ce dont Noémie Grunenwald a l’habitude : "J’ai pu constater que mes principales thématiques de travail – la traduction, le genre, le féminisme, et leur inscription dans la langue – intéressaient beaucoup le public, et suscitaient généralement l’enthousiasme et la curiosité. De plus, ce sont les retours, réactions et questions du public qui ont été à l’origine de mes réflexions sur la traduction […] c’est ce type d’échange qui me permet d’éprouver et d’affiner mes intuitions et hypothèses de travail."
Ces moments hors les murs, partie prenante de la résidence, avaient été pensés en amont avec Trapèze pour ne pas interrompre la concentration et l’immersion recherchées. Plusieurs librairies et lieux culturels9 l’ont donc invitée dans les premiers jours d’avril, à son arrivée –, puis fin août-début septembre, en clôture de la seconde partie.
La rencontre littéraire chez Trapèze le 29 août 2024 a été un temps fort, quand la pluie a cessé et que le public s’est massé pour écouter parler de traduction, de littérature, mais aussi pour entendre les textes bouleversants de Dorothy Allison, Joan Nestle… lus par l’artiste de scène Anna Carlier.
"Le plus souvent, dans les rencontres, on ne prend pas le temps de lire les textes, et je trouve que c’est fort dommage. Donc c’est super d’avoir pris le temps de le faire ! Dans ces rencontres, j’ai l’impression que c’est surtout “l’autourˮ qui m’apporte beaucoup. Les moments informels partagés avant/après avec les organisateurices, les co-invitéEs, le public, quelle que soit la “qualitéˮ ou l’agréabilité de ces échanges sur le moment, d’ailleurs, je me rends compte que c’est souvent ce que je retiens, car je pense que ça me force à me mettre en contact avec des gens, des façons de voir le monde, des subjectivités que je ne croise pas forcément dans ma vie quotidienne, […] à affiner mon positionnement mouvant dans le monde".
Résidence en deux saisons
Les huit semaines de résidence se sont réparties en deux moments : l’un, printanier, du 29 mars au 26 avril ; le second, estival, du 12 août au 6 septembre 2024. Une précieuse opportunité pour Noémie Grunenwald, pour qui cet accès à une résidence était plus que bienvenu, afin de "consacrer du temps à [ses] projets (concrètement, ça signifie […] une rémunération correcte, un cadre de travail favorable, et peu ou pas de pression à la médiation)".
"Ce qui m’a le plus marquée, ce n’est pas tant des moments en particulier que le rythme de croisière qui a pu se mettre en place et qui m’a été très précieux. L’espèce de train-train boulot, balade, petites discussions au jardin ou autour de la table, soirées calmes et sortie hebdomadaire au marché, c’est exactement ce type de routine dont j’ai besoin, car dans mon quotidien, j’ai du mal à trouver ça, soit parce que je suis souvent en vadrouille, soit parce que, chez moi, je reste très “connectéeˮ car j’ai plein de choses et d’urgences à gérer sous ma casquette d’éditrice. Cette résidence Trapèze a été pour moi l’occasion de relâcher un peu cette connexion de gestionnaire pour retrouver plus de disponibilité créatrice."
Durant sa résidence, des liens se sont tissés à la fois avec les fondateur∙ices de Trapèze et avec des acteur∙ices culturel∙les voisin∙es, ou de passage – comme le collectif éphémère d’écrivaines algériennes Aqlam Nassawiya, porté par Habiba Djahnine et accueilli par la résidence artistique voisine du Pli –, qui permit "de discuter de multiples enjeux qui entourent le travail d’édition/traduction/écriture/culturel avec des personnes qui travaillent dans des contextes plus ou moins proches, ou éloignéEs de mon contexte habituel."
Un essai au cœur de la résidence de création
La traduction d’Abolish the Family: A Manifesto for Care and Liberation était le projet central pour cette résidence. L’ouvrage vient de sortir en librairie, le 17 janvier 2025, sous le titre Pour en finir avec la famille. Abolir, prendre soin, s’émanciper10.
"Dans ce texte plein d’amour, de solidarité et de respect, Sophie Lewis insiste sur le fait qu’il nous faut penser au-delà de la structure familiale si l’on veut pouvoir imaginer un monde où nous pourrions prendre soin les un∙es des autres d’une manière différente, et propose ainsi une vision actualisée de la redistribution des richesses affectives et reproductives", explique Noémie Grunenwald.
Derrière ce titre qui semble provocateur, la chercheuse Sophie Lewis met en lumière le manque de soin et d'attention, le besoin de réseaux de solidarité, alors que prendre soin, partager, aimer sont encore imaginés quasi exclusivement dans des contextes de parenté. L’essai revient sur l'histoire des revendications pour l'abolition de la famille, à travers des réflexions de socialistes utopiques, de théoricien∙nes communistes, jusqu’à celles de féministes radicales contemporaines, en passant par des militants∙es des mouvements de libération homosexuelle du XXe et queers du XXIe siècle. L'autrice décrit aussi l'imposition raciste du modèle familial, comme l’acculturation forcée des peuples autochtones aux États-Unis.
Elle nous permet d’interroger nos représentations, nos vécus – et ce qui peut sembler si familier, voire immuable –, grâce à la mise en lien de multiples courants de pensées, de points de vue, d’histoires. Une réflexion qui s’élabore collectivement, et qui fait écho aux mots de Noémie Grunenwald : "Traduire, exorciser des tragédies. En faire des problèmes collectifs plutôt que des boulets individuels. Traduire sans rester seule face au monde […]. Traduire en construisant du commun, en rappelant aux un∙es la présence permanente et perméable des autres.11"
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1. Située en Charente-Maritime, à Saint-Jean-d’Angély, Trapèze est une association et un lieu de soutien à la création et à la diffusion, membre du réseau des résidences d’écriture de l’ALCA.
2. Sophie Lewis, Abolish the Family, éd. Verso, 2022.
3. bell hooks, De la marge au centre, trad. Noémie Grunenwald, éd. Cambourakis, 2017.
4. Noémie Grunenwald, Sur les bouts de la langue, La Contre-Allée, 2021 (paru en poche en 2024).
5. Ibid., p. 127.
6. Dorothy Allison est décédée le 6 novembre 2024 en Californie. Noémie Grunenwald lui a rendu hommage dans Libération.
7. Trash. Vilaines histoires & filles coriaces de Dorothy Allison, trad. Noémie Grunenwald, éd. Cambourakis, 2022.
8. Deux ou trois choses dont je suis sûre, de Dorothy Allison, trad. Noémie Grunenwald, éd. Cambourakis, 2021.
9. Les librairies Les Rebelles ordinaires à La Rochelle, L’Ombre du vent à Niort et Peiro-Caillaud à Saintes ; la Villa Valmont à Bordeaux ; Trapèze à Saint-Jean-d’Angély.
10. Sophie Lewis, Pour en finir avec la famille, trad. Noémie Grunenwald, Hystériques & AssociéEs, 2025.
11. Noémie Grunenwald, Sur les bouts de la langue, op. cit., p. 161.