La tache, élément graphique et symbolique : rencontre avec Karen Keyrouz
Lauréate 2024 d’une Aide à la création en résidence ALCA à la Maison des auteurs (MDA) à Angoulême, Karen Keyrouz livre un travail éminemment intime, qui flirte avec l'inconscient, les sensations de déjà-vécu, dans une technique où le dessin précède la narration. Reçue pour une seconde résidence à la MDA, l'artiste libanaise nous ouvre les portes de son atelier et nous explique sa démarche.
Son bureau, cerné par des planches punaisées aux murs, baigne dans une ambiance en noir et blanc, énigmatique et studieuse. Ses dessins évoquent le couple, le rapport à l'autre, la guerre. Texte et dessin ne se mélangent pas, ils ont leurs pages dédiées, mais un élément graphique les relie : ses "taches", comme les nomme Karen, motif permanent, récurrent jusqu'à l'obsession, pivot de son travail.
"Je base mes dessins sur des taches. Je commence par les tracer au pinceau, sans savoir ce que ça va être. C'est un travail d'improvisation, qui m'évite l'angoisse de la planche blanche. Le geste de la plume donne le ton, une dynamique." Elle désigne des planches en préparation, qui sèchent pour le lendemain : pour six illustrations sur une même page, six taches, de forme similaire. "Cet élément visuel devient un élément narratif, voire même un personnage, qui vient dire, qui vient cacher, qui vient changer les choses. La tâche est parfois le vide, ou parfois au contraire un élément, un membre du corps."
Ce procédé est au cœur de sa publication Somes dances to combat the headache où les taches changent constamment de rôle : ici, elles pèsent sur le corps d'un personnage épuisé, là elles masquent un visage, ou définissent l'espace entre deux figures. Elles sont à la fois élément du décor et des personnages, participent de la composition des pages, mais forment aussi le fil rouge entre des scènes qui ne se livrent pas facilement, et laissent au lecteur le soin de mettre un sens sur ces images.
Cet aspect énigmatique est le résultat d'un travail spontané, d'un dessin qu'on pourrait qualifier d'automatique, qui s'élabore, la plupart du temps, sans idée préconçue. "Je suis très sensible au visuel, j'aime quand un dessin me parle, me provoque des sensations. Le dessin doit parler en tant que dessin."
Néanmoins, le motif de la tache porte en lui une symbolique forte, explicitée en début d'album : Karen y évoque la guerre au Liban, et les gestes des femmes pour nettoyer le sang, nettoyer les taches. "Cette tache récurrente dans mon travail, ce n'est pas vraiment la guerre, mais ce qui reste de la guerre. Moi qui dessine, je suis une machine à créer des taches. Je ne nettoie pas, je salis." Ou peut-être veut-elle cesser de cacher ? "Oui ! Nettoyer fait aussi partie du déni. Moi, au contraire, je creuse."
Difficile de ne pas penser au test de Rorschach, et ses taches qui révèlent nos pensées profondes, mais Karen définit plus sa démarche comme méditative plutôt qu'ayant une quelconque dimension thérapeutique. Par ailleurs, elle ne situe pas entièrement l'origine de cette récurrence de la tache dans le passé de son pays natal, mais aussi dans une recherche purement artistique : "En 2017, on a commencé à faire des concerts dessinés à Beyrouth. À ce moment-là, j'avais un blocage par rapport à la bande dessinée. Ces concerts dessinés m'ont donné un nouvel élan : on y est contraint par le temps, par la durée des morceaux, et par l’œil du spectateur. Dessiner devient une performance. Ces contraintes de temps et de regard poussent à improviser, et c'est là que j'ai commencé à utiliser ce processus de tache, que j'ai conservé et adapté pour la bande dessinée." Devenue sa marque de fabrique, Karen l'emploie autant dans ses travaux personnels que dans les œuvres de commande. "Cela participe aussi à l'équilibre du noir et du blanc. Généralement, je ne sais pas pourquoi je choisis cette forme plutôt qu'une autre, et je ne sais pas ce que je vais dessiner. Je sens que l'imaginaire est très relié à ma main. Je ne filtre pas."
Le résultat est une succession de scènes plus ou moins explicites, muettes, souvent en mouvement, et qui laissent parfois émerger des figures grotesques et inquiétantes. "J'aime la bizarrerie dans le dessin, quand les proportions ne sont pas justes. Même s'il y a des éléments étranges dans un dessin, c'est très réel pour moi. Ça touche à un sentiment très fort."
C'est un champ de création bien différent qui a pourtant attiré Karen en premier lieu. "Quand j'étais petite, j'étais obsédée par les publicités. J' écrivais des scénarios, je voulais filmer, raconter." Gagner un concours, au lycée, organisé par une école de publicité, finit de la convaincre, et elle rejoint l'Académie libanaise des Beaux-Arts (ALBA), qui propose d'abord un tronc commun à toutes les filières, avant de se spécialiser en design, publicité, photographie etc. "C'est là-bas que j'ai compris que le secteur de la publicité est un monde assez spécial, plein de mensonges. Moi, j'aimais dessiner et raconter des histoires." C'est donc vers la filière bande dessinée qu'elle s'oriente, pratique qui au Liban en est à ses balbutiements. Diplômée, elle travaille comme illustratrice, bédéiste, enseignante, anime des ateliers, avant qu'arrive l’expérience collective : "En 2017, j'ai cofondé un collectif qui publiait des fanzines, puis j'ai rejoint Samamdal, autre collectif de bande dessinée, aujourd'hui le plus ancien collectif de bande dessinée arabe, comme membre et coéditrice." Si Samandal rassemble des auteurices aux styles très variés, que l'on pourrait bien souvent qualifier d'underground, Karen précise : "C'est bizarre de parler d'underground where there is no ground. Chez nous, le mainstream n'existe pas, finalement. La bande dessinée arabe est récente."
Cette mention d'une bande dessinée arabe, dans un pays trilingue, amène à évoquer la question de la langue, que Karen pose de façon pragmatique. "Ce n'est pas vraiment un sujet au Liban. La langue, c'est une question d'accessibilité. Mon école est francophone, donc on y écrivait en français. Je sais aussi que si j'écris en anglais, je serai mieux diffusée, plus de gens pourront me lire. Avec le collectif Samamdal, on publie dans les trois langues. Et nos livres en arabe se vendent plus en France qu'au Liban."
C'est justement à une réécriture en français de Some dances to combat the headache que Karen a consacré cette seconde résidence à Angoulême, sur un territoire qui ne lui est pas inconnu. "Quand j'ai postulé à ma première résidence à la MDA, je connaissais Angoulême car j'y venais chaque année pour le festival avec notre enseignant de l'ALBA, puis avec Samamdal." L’inquiétude est là, pourtant, pour cette citadine qui a toujours vécu dans des grandes villes, Paris et Beyrouth. "Quand je suis arrivée, je ne connaissais personne, il n'y a pas de communauté libanaise comme à Paris." Mais l'expérience est positive, et Karen postule pour un nouveau séjour, en novembre et décembre 2024, lors duquel elle rencontre Renaud Thomas des éditions Arbitraire qui propose de la publier, à l'occasion d'une soirée entre résidents. La proximité avec d'autres artistes, globalement, lui apporte beaucoup : "C'est inspirant pour moi d'être avec d'autres personnes, de voir un projet grandir en silence. À Paris, c'est très international, mais les gens finissent par rester avec leur communauté. Ici c'est différent, on développe une curiosité pour d'autres régions, les Balkans, l'Amérique du sud, l'Espagne."
La proximité de la communauté libanaise, toutefois, lui manque, surtout en ses temps de conflits au Moyen-Orient. Karen place d'ailleurs la guerre au centre de son projet actuel : "La guerre y sera évoquée de façon plus indirecte, mais omniprésente, toujours à travers l'idée de la tache, à notre rapport au fait de nettoyer, mais aussi en lien avec le fait de regarder cette guerre, de l'observer plutôt que de la vivre. Il y a la question de l'écran, qui créé une forme de voyeurisme face à la guerre, face à la mort." Un projet qui, Karen l'espère, paraîtra courant 2025 aux éditions Arbitraire. Nul doute que nous y retrouverons, comme dans Some dances to combat the headache, les taches chères à l'artiste, la même authenticité et la même pudeur.