S’ancrer sur un nouveau territoire : le rôle des résidences d’auteurs
La Maison des auteurs à Angoulême, le Chalet Mauriac à Saint-Symphorien, la Villa Bloch à Poitiers... Sous ces appellations variées, une même idée : celle d’accueillir des artistes en résidence et donc, en premier lieu, de leur offrir un cadre de travail de qualité. Mais le rôle des résidences ne s’arrête pas là : elles sont l’occasion de rencontrer d’autres artistes, de bénéficier d’un accompagnement professionnel et, parfois, de changer de vie.
Nous avons recueilli les témoignages de deux autrices, Jung-Hyoun Lee et Laura Désirée Pozzi. L’une vient de Corée, l’autre d’Italie. Leur point commun : avoir bénéficié de leur première résidence d’artiste en France, à la Maison des auteurs d’Angoulême (MDA), ville dans laquelle elles se sont depuis installées. Des expériences et un vécu très différents, mais avec des lignes de force qui se font écho. Et un même constat : bénéficier d’une résidence est un véritable tournant dans leur expérience tant professionnelle que personnelle.
L’avis est partagé : la France est une destination particulièrement attractive pour les auteurs de bande dessinée. Jung-Hyoun, accueillie pour sa première résidence en 2008, le déclare sans ambages : "Venir en France était une grande chance. Pour moi, c’était le pays de l’art." Laura ne dit pas autre chose et décrit une véritable révélation culturelle : "La MDA fut un choc quant à la découverte de ce qui pouvait se faire en bande dessinée. L’impact artistique a été énorme."
"Même si, maintenant, vivre en France est mon quotidien, visiter certains endroits me rappelle la chance que j’ai d’être ici. Paris, Strasbourg ou Bordeaux, pour moi, c’est fascinant, inoubliable en matière de paysage et d’architecture", affirme Jung-Hyoun. La découverte du patrimoine local participe effectivement de l’accueil d’un artiste étranger, qui ne rejoint pas uniquement un atelier de travail, mais un territoire nouveau, une région et sa culture, comme ce fut précisément le cas pour l’autrice coréenne : "Lorsque j’étais à Blois, j’ai expliqué au directeur de la résidence que les châteaux de la région me fascinaient. Il m’a présentée à un élu qui m’a fait visiter, entre autres, Le Clos Lucé." Elle insiste d’ailleurs sur un point : "Ce moment a été comme un cadeau. Je n’ai pas fait cette visite en tant que touriste, j’étais là en tant qu’artiste, c’est très différent."
Jung-Hyoun souligne ici un point essentiel : l’expérience de la résidence est bien différente d’un simple séjour à l’étranger. Venir en résidence, et de surcroît sur une longue durée comme le permet la MDA, induit aussi un ancrage sur le territoire, qui ne demande pas à être visité, mais à être vécu, au quotidien. Cette démarche n’est pas anodine, et dans les réponses de nos deux autrices, une évidence est formulée : sans l’opportunité de la résidence, elles n’auraient probablement pas fait le pas de quitter leur pays. "Ce fut l’occasion de venir en France, explique Laura, sans pour autant partir 'à l’aventure'. Quand j’ai postulé, j’ai aussi fait une demande de logement. Je savais où j’allais. Sans la MDA, je serais probablement encore en Italie."
S’installer dans un pays signifie aussi quitter le sien, et ce n’est pas un, mais deux mouvements qui s’opèrent dans ce choix. Pour Jung-Hyoun comme pour Laura, l’attraction pour la France joue au même titre que le besoin de changer d’air. "J’habitais dans une petite ville, explique Laura, mais sans l’esprit d’Angoulême. J’y étais isolée en tant qu’illustratrice, il n’y avait pas d’autres artistes avec qui échanger." Jung-Hyoun renchérit : "Je souhaitais partir, dans tous les cas. Et même sans cette opportunité, Angoulême aurait été mon premier choix !"
Car si la France est indéniablement une destination de prédilection, la ville d’Angoulême l’est d’autant plus, avec une renommée avant tout liée à son Festival international de la bande dessinée. Mais pour Laura comme pour Jung-Hyoun, la découverte de l’existence de la Maison des auteurs vient d’une tierce personne. Jung-Hyoun a été orientée par son éditeur coréen, et Laura par une connaissance. Si chacune a immédiatement tenté sa chance, leurs attentes vis-à-vis de la résidence n’ont pas été tout à fait les mêmes.
Pour Laura, le cadre de vie semble fondamental : "Je n’aurais pas eu le courage d’aller à Paris. Angoulême, c’est à ma taille. Quand je suis arrivée, je me suis sentie chez moi aussitôt, dans cette ville certes petite, mais avec des dessins partout, un musée consacré à la bande dessinée, la librairie MCL, le Comptoir des images..." Le contact avec les autres auteurs et la vie sociale est aussi au cœur de ce qu’elle recherche. "Je savais aussi qu’il y avait d’autres artistes italiens", explique-t-elle encore. Et si elle postule de nouveau aujourd’hui à la MDA, c’est par besoin d’un espace de travail, mais aussi pour renouer avec le réseau des auteurs, avec qui elle a besoin d’échanger et de confronter ses projets. La résidence semble clairement favoriser ces échanges, cette immersion dans un réseau d’artistes qui dépasse rapidement le strict cadre professionnel. " J’ai rapidement fait la connaissance de tous les gens de l’atelier, avec qui j’ai gardé contact, affirme Laura. Certains sont devenus des amis." Ce tremplin social s’est vite élargi à la ville : "J’ai rencontré mon compagnon ici et j’ai des amis au-delà de la MDA. Maintenant, je suis Angoumoisine."
Pour sa part, Jung-Hyoun admet qu’elle reste assez solitaire, bien qu’elle apprécie les rencontres provoquées par les résidences qui rendent le quotidien "plus vivant", selon ses propres termes. Pour elle, le premier critère d’une résidence est d’avoir les moyens, économiques et pratiques, de se consacrer totalement à ses projets. En revanche, tandis que Laura ne postule pas pour des résidences qui demandent des contreparties, comme animer des ateliers avec des scolaires, cela ne dérange absolument pas Jung-Hyoun : "Ce n’est pas une contrainte pour moi, cela m’intéresse."
"La vie d’artiste, c’est difficile. On peut se sentir perdu. Mentalement, les résidences m’ont beaucoup aidée. C’était une forme de guérison, de rétablissement."
Quant à la question financière, les parcours de nos autrices divergent : Laura a rapidement partagé son temps entre travail de création et projets plus rapidement rémunérés, afin de trouver son équilibre. C’est grâce à une autre résidente qu’elle a pu, par exemple, travailler dans l’animation quelque temps et bénéficier de l’intermittence. Jung-Hyoun, elle, mise tout sur un projet, généralement de long terme, qui est sa priorité absolue. Dans ce contexte, la question de la bourse de création devient centrale. Or, si la pratique est répandue, la MDA a une politique différente, puisqu’un seul auteur obtient une bourse chaque année1. Les autres résidents n’en bénéficient donc pas, comme ce fut le cas pour Jung-Hyoun. "J’ai eu trois autres résidences avec des bourses, comme à Blois ou à Saint-Symphorien. Mais les expériences ne sont pas comparables puisque ce furent des résidences de deux mois, en moyenne, alors qu’à la MDA, nous sommes accueillis pour de longues durées : j’y ai travaillé quatre ans de suite, de 2008 à 2012, relativise Jung-Hyoun. J’ai aussi bénéficié d’un logement les deux premières années. Même si j’ai vécu des années difficiles en France, c’est quand même un privilège d’être résidente à la MDA."
Dans tous les cas, la résidence est l’occasion de s’atteler à un projet risqué, lequel aurait peu de chance de voir le jour s’il n’y avait pas cet apport financier ou ce cadre de travail privilégié. Laura a attendu sept ans avant de pouvoir, à l’occasion de son accueil au Chalet Mauriac, se lancer dans "un projet fou, à propos d’une scientifique polonaise. J’ai pu traduire les documents, c’était un travail titanesque. Sans la résidence et sa bourse, je ne me serais peut-être pas lancée. La résidence a été un déclic". Jung-Hyoun renchérit : "Quand ma candidature à la MDA a été acceptée, je me suis demandé ce que je ferai à Angoulême pendant deux ans. Mais deux ans, pour un livre, ce n’est pas très long. J’ai décidé de me lancer dans le projet de mes rêves, même si je savais que le temps de résidence ne suffirait probablement pas." Pour elle, plus qu’une opportunité, la résidence est une bouée de sauvetage, un terme qu’elle emploie à plusieurs reprises, avec émotion : "La vie d’artiste, c’est difficile. On peut se sentir perdu. Mentalement, les résidences m’ont beaucoup aidée. C’était une forme de guérison, de rétablissement."
Quelle que fut l’expérience, le résultat est le même : Laura et Jung-Hyoun se sont installées à Angoulême. Mais si les résidences sont un formidable tremplin, elles restent une solution de transition, comme le souligne Jung-Hyoun : "J’ai eu une bourse de création de la Corée pendant que j’étais à Angoulême. C’était une vraie reconnaissance professionnelle, certes, de la part des deux pays, mais ça ne suffit pas. J’en suis toujours à la survie, à la bouée de sauvetage. Ma situation est encore précaire."
[1] Précisions de la Maison des auteurs : Jung-Hyoun Lee fait ici référence à la bourse de résidence Saif / Cité internationale de la bande dessinée qui est attribuée annuellement à une autrice ou un auteur. Si la Maison des auteurs n’attribue généralement pas directement de bourses, certains de ses résidentes et résidents peuvent recevoir des bourses dans le cadre de partenariats nationaux (CNL, ADAGP, Saif, ALCA, Fondations privées, associations, etc.) et internationaux (Ministères, Instituts français, Villes/Régions, etc.). Les aides de la Maison des auteurs peuvent aussi prendre la forme d’une mise à disposition d’un logement sur une longue durée (un an maximum).