Jung-Hyoun Lee et le divin déterminisme
En résidence d’écriture cet été au Chalet Mauriac, Jung-Hyoun Lee a travaillé son projet Métamorphose, qui interroge la figure des Jumeaux, influant sur la naissance, la mort ou la renaissance des hommes.
D'emblée, je suis surpris par le côté extrêmement ordonné de l'artiste. Elle occupe une table immense, dans une vaste pièce, sur laquelle sont disposées, de manière quasi architecturale, verticalement et horizontalement, les planches du livre sur lesquelles elle travaille en ce moment. Peu de matériel : juste quelques crayons, une gomme. Cet atelier ressemble à un lieu de transition, comme un sas de décompression aseptisé, sans aucune fioriture qui pourrait venir distraire l'artiste dans sa création. Aucun bruit, aucune musique, juste le calme et le silence... Tout le contraire de mon atelier, qui est complètement désordonné. C'est à ce moment-là que j'ai pris conscience que nos styles, nos modes de vie et de travail étaient diamétralement opposés.
Pour découvrir le travail de Jung-Hyoun Lee, il faut d'abord trouver les clés qui ouvrent les nombreuses portes de son univers. L'artiste ne sacrifie son art à aucune facilité commerciale, son style est sans concession. En fait, je connaissais déjà son travail, que j'avais eu quelques années auparavant le plaisir de découvrir lors d'une exposition d'originaux des auteurs des éditions FRMK (prononcez Frémok), à Bordeaux. Déjà, j'avais repéré la signature coréenne sur son livre. Sa technique au crayon, ses planches en noir et blanc m'avaient impressionné.
"La froideur apparente qui émane de ses personnages flirte avec la sensualité des textures obtenues par les hachures et estompages du crayon."
Toutes ces clés se trouvent dans ces dessins et récits qui suivent souvent le même schéma narratif qui retranscrit, tout en les ordonnant dans des cases de bande dessinée, les rêves de son enfance. Son travail sur la symbolique des éléments représentés est autant déroutant que fascinant. De ses métaphores visuelles se dégage un parfum de vie et de mort, d'espoir et de déception autour de la thématique de la gémellité.
L'un des jumeaux est une fille. Elle est représentée par un arbre immense, l'autre est un garçon et prend la forme d'un grand poisson. Ils vivent dans un monde où les événements, et en particulier les actions humaines soumis au pouvoir divin des jumeaux, sont liés et déterminés par les événements antérieurs. La froideur apparente qui émane de ses personnages flirte avec la sensualité des textures obtenues par les hachures et estompages du crayon. Les éléments représentés tels que la lumière du soleil, l'arbre, les poissons, l'eau, les insectes volants, le divin, les jumeaux sont récurrents... presque obsessionnels... voire génétiques, organiques. La dualité de la symbolique des jumeaux, le yin et le yang, est inhérente à la culture et mentalité coréennes. Jung-Hyoun Lee suit son intuition, sa sensibilité exacerbée par une identité qui s'est construite au fil du temps et de ses rêves, sans pour autant renier ses origines qu'elle porte inéluctablement en elle.
Même si elle vit actuellement en France, Jung-Hyoun Lee n'en reste pas moins une artiste coréenne qui a suivi un cursus solide en Corée. Elle a étudié le design graphique et multimedia à l’EWHA Women’s University ainsi qu’à la Korean National University of Arts. Quand je regarde ses planches, je ne peux m'empêcher de penser à l'école d'art allemande, le Bauhaus ou les peintres avant-gardistes tel que Bacon, dont elle revendique l'influence. Mais aussi à Freud, à Carl Gustav-Jung qui, sans doute, auraient été ravis d'analyser et de décortiquer son travail, car celui-ci a pour point de départ un rêve que l'artiste a fait dans son enfance.
"La route est encore longue car le travail est laborieux, mais vital pour elle."
"Je suis allongée dans un jardin entouré d'une forêt. Je ne le vois pas, mais derrière moi, je sais qu’il y a un étang. Mon esprit peut sortir de mon corps, je peux ainsi observer les choses sans bouger de place. Les rayons du soleil viennent caresser de sa lumière quatre poissons blancs géants qui nagent dans l'eau tout en la faisant jaillir vers l'extérieur de l'étang, prêt à déborder. Les poissons s'approchent de mon corps comme s’ils voulaient toucher mon dos. Ils me fascinent autant qu'ils me font peur. Je me dirige malgré tout vers eux. L’eau de l'étang est si claire que je peux y voir la profondeur des ténèbres. Je sursaute et me réveille."
Au Chalet Mauriac, j'ai passé un moment privilégié avec Jung-Hyoun Lee qui a accepté de m'ouvrir les portes de son univers. Juste après notre entretien, nous sommes retournés dans le jardin, boire un dernier café. Derrière la complexité de l'artiste solitaire, j'ai découvert une femme sensible, curieuse, empathique. Nous avons parlé de l'adoption des enfants coréens, elle me disait qu'elle en souffrait parfois, que la Corée aurait dû garder ses enfants. J'ai cru comprendre qu'elle avait traversé des périodes difficiles là-bas, et qu'elle avait profité d'une opportunité de résidence de quatre ans à Angoulême, pour s'éloigner du pays. Elle n'y est plus jamais retournée. C'est dans cette ville des Charentes, en 2008, qu'elle a décidé de commencer une nouvelle vie, comme une renaissance.
Son objectif est de finir le nouveau livre sur lequel elle travaille dont j'ai eu la chance d'admirer les nouvelles planches. La route est encore longue car le travail est laborieux, mais vital pour elle. C'est curieux, peu d'artistes me font l'effet d'avoir une authentique mission à accomplir ici-bas, comme s'ils étaient soumis à un pouvoir "divin" qui les poussent malgré eux, sans concession, parfois même dans l'adversité, à creuser un sillon, un chemin inexploré qui les dirigent probablement toujours vers le même endroit... vers eux-mêmes. Jung-Hyoun Lee fait partie de ces artistes rares... Au moment d'écrire ces dernières lignes, je me demande, si tel un jeu de miroir vers l'infini, l'artiste n'est pas soumise, elle aussi, au pouvoir divin des jumeaux... comme dans ses livres et de ses rêves d'enfant.