"Tous derrière et eux devant", la lignée élémentaire de Thomas Brosset


Dans "Tous derrière et eux devant", sa première bande dessinée, publiée aux éditions Flblb, Thomas Brosset se fait acteur et témoin d’un cycle implacable, qu’il raconte par petites touches graves et légères. Usant d’une forme minimale, il place au centre un père – lui-même – qui voit d’un côté ses parents vieillir et de l’autre ses enfants grandir. Une histoire universelle portée par une voix singulière qui dit toute la puissance du lien.
Le titre sonne comme les paroles d’une chanson pour enfants ou comme un refrain amusant : "Tous derrière et eux devant". La première image est d’ailleurs sommaire : sur la couverture, il y a un animal rouge à l’échine en demi-cercle – est-ce déjà la moitié d’un monde qui se dessine ? – et six personnages aux traits minimaux qui jouent les cavaliers. C’est un portrait de famille. Trois générations à cheval sur une monture à l’arrêt.
À l’arrière se trouvent les deux têtes blondes de Thomas, casque bleu pour immuable postiche, et de sa compagne Fanny. Les parents trônent au sommet du destrier. À l’avant, Pierrette dite "Babou" s’accroche à Bernard dit "Papi", pour ne pas chuter ou par crainte que lui ne chute. Les aïeux ont le sourire, mais ce sont eux qui ont les pieds devant et c’est avec eux que l’arc, naturellement, s’infléchit : Papi décline, Babou perd la boule. Pour dire la tristesse du crépuscule, l’auteur fait d’emblée le choix du geste candide et de l’entrelacs du simple et du sens.
Lorsqu’il reconstruit la mosaïque familiale, Thomas Brosset alterne les époques et les biais artistiques. Chaque page à investir s’offre ainsi comme un nouveau pan – de mur et de mémoire – sur lequel se tracent des souvenirs et se collent des photographies. À travers ce télescopage surprenant, les êtres au présent peuvent librement entrer en dialogue avec ceux qu’ils étaient et avec ceux qu’ils ont côtoyés. Ce lieu non figuré, c’est le contenant, c’est-à-dire l’album (étymologiquement, "tableau blanc") lui-même.
Le jeu de miroir, non contraint, se construit au nombre de détails et de coïncidences, d’événements qui en convoquent d’autres. Cela donne à la fresque générale une profondeur tantôt tragique, tantôt comique, sans jamais que l’une ne prenne le pas sur l’autre, ni n’emporte le récit dans une tonalité ou une autre. Aussi les grands-parents tombent-ils comme si leurs jambes ne les soutenaient plus, ou comme si elles ne les soutenaient pas encore. Aussi Bernard dort-il autant qu’un nourrisson et Pierrette fait-elle des caprices d’enfant. Aussi la tignasse bleue de Thomas peut-elle traverser le temps, confondant Thomas-adulte et Thomas-enfant, et Papi et Babou dits "Papibabou" se rejoignent-ils dans la conscience familiale, s’unissant jusqu’au prénom.
Il n’y a aucune horloge, aucun apparat qui vient brouiller la ligne de Thomas Brosset. Ce qu’il bâtit au fil des pages ressemble à une maison de famille que l’on refuse de quitter. Cela en a l’odeur et l’apparence. Il la remplit d’images et d’objets rendus intemporels : cheval, vélo, voitures, tentes, façades et toitures – autant de véhicules incarnant un sentiment de liberté, voire de délivrance, et autant d’abris où être ensemble, faire corps, demeure malgré tout.
Sur quelques photographies, des parcelles de jardins fleuris et arborés ajoutent à la permanence du souvenir. Le vide qui effraie tellement est irrecevable tant que les histoires restent, infusent, se transmettent.