Livre-disque : plongée dans les cyber-impros de Bernard Lubat
Avec le livre-disque Artisticiel écrit et composé par Bernard Lubat, Gérard Assayag et Marc Chemillier, les toutes jeunes éditions rochelaises Phonofaune proposent un véritable manifeste de la musique improvisée à l'ère numérique.
Hybride, inclassable et radical. Le livre-disque Artisticiel est un très bel objet, copieux et complexe : en totale adéquation avec la pratique musicale défendue depuis des décennies par le musicien et adepte du scat girondin Bernard Lubat. À savoir : un art sonore et verbal éclectique et libre qui s'expérimente et s'improvise à plusieurs, comme Lubat l'a toujours fait, que ce soit au sein de sa Cie Lubat née en 1976, du Festival d'Uzeste qu'il crée en 1977 ou au cours de ses innombrables collaborations artistiques.
Directement inscrit dans la lignée des Dialogiques - ces disques nés des enregistrements des expériences d'impros menées par les duos Lubat/Luc, Lubat/Sclavis ou Lubat/Portal - Arstisticiel en est la suite logique, résolument actuelle. Fini le face-à-face entre deux musiciens, la quête artistique ici passe non par la rencontre de deux pratiques artistiques humaines, mais par le frottement de l'homme à l'intelligence artificielle. L'homme, c'est Bernard Lubat, bien sûr, qui affronte, converse et échange sans demi-mesure avec les trois malicieux logiciels Djazz, OMax et SoMax, créés et pilotés par les musiciens-chercheurs Gérard Assayag (1) et Marc Chemiller (2). De ce frottement entre la chair et le virtuel jaillissent des cyber-improvisations intempestives et jubilatoires et une œuvre métissée : Artisticiel, ce tandem de textes et de sons.
D'un côté, le CD composé de 9 pièces dont 2 miniatures : on peut y ouïr un peu plus de trente minutes de créations musicales qui documentent pour le plaisir des oreilles vingt ans de collaborations, d’expérimentations, de performances et d'improvisations mi-humaines, mi-virtuelles. De l'autre, à lire, un livret écrit à six mains : Bernard Lubat, Gérard Assayag et Marc Chemiller y ont rassemblé en anglais et français, réflexions (dont un texte de Georges Lewis, le pionnier de l'informatique musicale), théories, entretiens et notices des pièces musicales, le tout illustré de peintures de Martin Lartigue et de photos d'archives. "Le texte fonctionne comme un guide d'écoute", explique Delphine Lagache du label Phonofaune.
"Notre position n'est pas neutre. Nous voulons montrer que dans le domaine de la création artistique la machine n'est pas créative par elle-même."
Pourquoi un texte ? Pourquoi un livre ? Parce que ces cyber-improvisations posent des questions techniques, mais aussi philosophiques et politiques que les trois compères refusent d'éluder. Bien au contraire, ils affrontent, interrogent et taquinent la question de l’avènement d'une musique que l'on pourrait qualifier de transhumaniste. "Aujourd'hui, nous en sommes à un stade où le problème est le suivant : peut-on prétendre que la machine est ou sera capable de remplacer l'homme ?", détaille Gérard Assayag. "Notre position n'est pas neutre. Nous voulons montrer que dans le domaine de la création artistique la machine n'est pas créative par elle-même. Toute la matière première dont nous nourrissons nos logiciels, c'est du Lubat (enregistrements de concerts ou intermèdes en studio), donc de l'humain. La machine ingère et transforme ensuite. En revanche, et c'est ce qui nous intéresse, la machine en interaction avec l'homme, la co-créativité entre l'humain et la machine, tout cela permet de créer une musique qui dépasse ce que l'artiste ou l'ordinateur auraient fait seuls chacun de leur côté", poursuit Marc Chemiller. En effet, "la machine par sa curieuse combinaison de bêtise laborieuse et d’inspiration fulgurante, semble libérer de certaines habitudes ou automatismes", témoigne Bernard Lubat.
À l'heure de la mode (imposée par la situation sanitaire) des concerts en live stream, de la crise du disque (consécutive au développement du téléchargement) et des autres mutations contemporaines du secteur culturel, Artisticiel n'a en fait rien d'un Ovni. C'est même tout l'inverse. Dans le fond et la forme, ce livre-disque saisit à bras le corps des enjeux très actuels. Il faut l'écouter avec ses oreilles et ses yeux. C'est joyeux et savant.
Artisticiel
Bernard Lubat, Gérard Assayag, Marc Chemiller
Phonofaune
Mai 2021
168 pages
Édition bilingue français/ anglais
CD 9 pistes, 33 minutes
24, 50 euros
EAN : 9782490959006
Le label Phonofaune
Arsiticiel est le deuxième livre-disque édité par les éditions PhonoFaune, fondées en 2021 par Delphine Lagache et Eric Debègue. Le premier, paru en avril 2021, est un hommage aux combats pour la liberté. Intitulé Je suis sur des braises en attendant ton retour, ce livre-disque réunit onze compositions du clarinettiste Sébastien Texier accompagné du Christophe Marguet Quartet, des poèmes de Dominique Sampierro et des dessins de Sylvie Serprix. "La ligne éditoriale de Phonofaune est avant tout de proposer des livres-disques aux adultes", précise Delphine Lagache. "En cela, Phonofaune, c'est vraiment la "grande sœur" des éditions Le Label dans la Forêt, que nous avions créées en 2017 et qui ne proposent, elles, que des livres-disques à destination de la jeunesse". Après 15 livres-disques "jeune public", le binôme a en effet choisi de s'adresser aussi aux adultes : "Nous avons à cœur de créer des liens entre les artistes, qu'ils soient musiciens, auteurs ou dessinateurs. Nous envisageons notre métier d'éditeurs sous le prisme de l'aventure collective capable de réunir les artistes et leur immense liberté, avec l'appétit et la curiosité des lecteurs, des auditeurs et les libraires", indique l'éditrice.
1Gérard Assayag est directeur de recherche à l'IRCAM, l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique. Il a fondé́ les travaux sur la co-créativité humains- machines et conçu avec son équipe des logiciels de création musicale (OpenMusic, Omax).
2Marc Chemillier est mathématicien (normalien), musicien de jazz, chercheur en informatique musicale, anthropologue de la musique, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), concepteur de logiciel de création musicale (Djazz).