Grandes oreilles et pieds nus


Au cours de l’été 2023, le Chalet Mauriac a accueilli les boîtes de crayons de Julie Delporte. Quinze jours durant, il a écouté le bruissement des mines de couleur de l’autrice québécoise. Sur une table disposée devant la fenêtre donnant sur le parc sont apparus une petite fille aux cheveux mauves et un basset au regard tendre. Avec Grandes Oreilles, Julie Delporte nous livre une fable sensible sur l’attachement et la peur de la séparation. Grandes Oreilles est publié en mars 2025, aux éditions de La Pastèque.
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"Les crayons de couleur, confie l’autrice lors d’un entretien mené au cours de sa résidence au Chalet Mauriac, c’est quelque chose qu’on n’apprend pas, et c’est relié à l’enfance". Cette technique, on la retrouve dans ces ouvrages précédents : de Corps vivante1, à Journal2, jusqu’à son premier album pour la jeunesse : Je suis un raton laveur3.
Dans Grandes Oreilles, Julie Delporte fait évoluer ses personnages dans des paysages aux couleurs rassurantes : l’herbe est verte, le ciel est bleu ciel, le sable est couleur sable et la nuit, bleu nuit. Le blanc ou les à-plats de couleur guident le regard du jeune lecteur qui voit se détacher la relation entre la chienne et l’enfant.
Mais, pourquoi Léontine, le basset, est-elle cachée dans le massif de fleurs ? "Léontine a de très grandes oreilles" et "elle a souvent peur que quelqu’un, par mégarde, marche sur l’une d’elles".
Sam aime marcher pieds nus dans l’herbe, courir pieds nus dans le sable, et l’été, elle aime s’allonger pieds nus dans le jardin après un copieux goûter de fraises tout juste muries par le soleil. "La nuit, les pieds de Sam dépassent de la couette", mais Léontine n’est jamais très loin. Au premier appel, elle accourt pour couvrir de ses longues oreilles les orteils glacés de sa jeune maîtresse. Sam dort ainsi "les pieds au chaud" et Léontine "les oreilles en paix ".
La combinaison des sens convoqués dans les illustrations nous immerge dans l’expérience partagée par Sam et Léontine. On s’imagine l’odeur tenace du chien sur les vêtements, sur les draps, sur les tapis, mais aussi celle des embruns, des fleurs séchées, de la préparation des chanterelles ou du bois se consumant doucement dans le poêle. On partage le goût des fraises et du dentifrice. On entend la voix aiguë de la gamine qui appelle sa chienne à l’autre bout de la maison et le doux bruit de leur respiration lorsqu’elles sont enfin endormies. On se rappelle la fraîcheur de l’herbe ou le sable qui s’enfonce sous nos pieds nus… la douceur et le moelleux d’un compagnon bien nourri qu’on a serré longtemps dans nos bras.
La mise en scène des rituels familiers, l’authenticité du mobilier, et le détail des accessoires créent une complicité entre l’enfant qui écoute, l’adulte qui lit et les personnages de l’histoire : l’enfant aura vite remarqué dans un coin de la page, un dentifrice dents de lion ; quand l’adulte sera intrigué par une monographie singulière sur la peinture de teckels, David Hockney’s Dog Days.
L’intimité des personnages est si bien introduite qu’on s’identifie autant à la figure de l’enfant qu’à celle de l’animal. Lorsque Sam part dormir chez son ami Félix, Léontine ne sait plus quoi faire de ses oreilles : les pieds des grandes personnes savent se réchauffer tout seuls. La chienne, inutile et un peu perdue, tourne en rond dans la maison. Elle vit sa première grande séparation. Elle s’endort. Ses inquiétudes, ses peurs, rejaillissent dans une série de cauchemars.
Dans Chien bleu4, ou encore Je veux un chien et peu importe lequel5, la figure de l’animal-ami est un dispositif familier de la littérature pour la jeunesse. Julie Delporte s’en saisit et ce n’est pas sans raison qu’elle fait disparaitre l’enfant pour choisir de suivre le petit chien. "Quand le parent doit se séparer de l’enfant, explique-t-elle, ce n’est pas forcément l’enfant qui est en détresse. Par ce choix de mettre l’adulte dans le chien, je le place aussi à égalité avec l’enfant."
Sam et Léontine étaient fusionnelles. Cet attachement très fort a permis à l’enfant de grandir en sécurité et de partir découvrir le monde.
Lorsque Sam quitte le nid, Léontine doit apprendre à se retrouver seule, face à elle-même.
Léontine n’a rien à craindre. Le cordon qui les relie devient tout élastique.
Et lorsque Sam revient, c’est une grande joie. Elle ôte ses chaussures, découvre ses pieds nus, pour que le soir venu, le basset et l’enfant s’appliquent à cultiver le lien qui les unit.
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1. Corps vivante, aux éditions Pow Pow, 2023
2. Journal, aux éditions Pow Pow, 2020
3. Je suis un raton laveur, aux éditions de La courte échelle, 2013
4. Chien bleu, Nadja, édition L’école des Loisirs, 2008
5. Je veux un chien et peu importe lequel, Kitty Crowther, édition L’école des loisirs, 2021

(Photo : Quitterie de Fommervault)