Carnet africain
Serait-ce exagéré d’affirmer d’emblée que Carnet africain que nous livre Jean-Michel Devésa aux Presses Universitaires de Limoges devrait, mutatis mutandis, être pour tout prétendant à une qualification académique en études littéraires africaines francophones ce que fut en son temps pour les études littéraires en général le Qu’est-ce que la littérature ? de Jean-Paul Sartre ? Tout au moins cette livraison paraît comporter toutes les notes consignées en vue d’une thèse aboutie sur la question.
On regrettera peut-être que le Carnet, dans son apparence extérieure, soit présenté comme un ouvrage collectif, comme s’il résultait d’un "appel à contributions" ou des actes d’un colloque "sous la direction de Jean-Michel Devésa" (1ère de couverture) et encore, ainsi qu’il est mentionné en 4ème de couverture, "ce livre collectif rassemble des contributions…". Une telle présentation paraît desservir l’intention qui fut à l’origine du projet, puisque dès les premières lignes, une fois le livre ouvert, on lit sous la plume de J.-M. Devésa : "Le présent ouvrage n’a pas été conçu comme un livre collectif conventionnel, j’ai souhaité le composer comme s’il s’agissait d’un carnet réunissant des notes et des remarques (…) rendant compte des interrogations qui sont aujourd’hui les miennes à propos de l’Afrique, de ses peuples, de ses cultures de sa littérature en français…".
Il nous faut donc considérer Carnet africain comme un carnet constitué des notes de J.-M. Devésa, notes qui sont ses réflexions personnelles sur la littérature et le champ littéraire africain francophone, carnet de notes dans lequel l’auteur a convoqué et associé des contributions d’"amis africains" chez qui il retrouve des connivences en résonnance avec ses réflexions.
En effet, des 172 pages qui constituent le livre, les notes de J-M.Devésa faites d’entretiens avec Vojtéch Šarše puis avec Marie Poinsot, et de différents souvenirs de son parcours personnel sur le champ (de bataille ?) de la littérature africaine francophone représentent 58 % du livre, ses amis africains qu’il convoque dans le carnet n’occupant à eux sept, l’illustration de l’artiste tunisienne Amel Zmerli comprise, que les 42 % de l’espace restant : le Camerounais Boniface Mongo-Mboussa 4,8 %, le Togolais Sami Tchak 11 %, le Burkinabé Salaka Sanou 10 %, le Congolais Maxime N’Debeka 4,8%, le Togolais Théo Ananissoh 4,8 %, et l’Algérienne Christiane Chaulet Achour 7 %.
"La question lancinante qui parcourt l’ouvrage, tel le fantôme de Sony Labou Tansi qui hante le livre de bout en bout, est celle-ci : Qu’est-ce que la littérature africaine francophone ? "
Ces remarques faites et entrant dans le fond du Carnet africain, la question lancinante qui parcourt l’ouvrage, tel le fantôme de Sony Labou Tansi qui hante le livre de bout en bout, est celle-ci : Qu’est-ce que la littérature africaine francophone ?
Pour y répondre dans l’esprit du Carnet, partons de cette anecdote.
Dans l’espoir de devenir spécialiste des littératures africaines, A. Diagne (appelons-le ainsi), soutint en Sorbonne une remarquable thèse sur la base d’un corpus conséquent d’écrivains africains. Le président du jury, à l’issue de la délibération prononce le verdict : "…le jury vous confère le grade de docteur spécialité : Lettres françaises et comparées, option Littérature comparée du XXe siècle" (sic). L’impétrant crut à une méprise ; mais le parchemin qui lui fut remis plus tard transcrivait exactement le verdict du jury ; il lui fut expliqué que son travail rentrait bien dans le cadre de ladite catégorie académiquement établie.
La question n’est donc pas absurde : Qu’est-ce que la littérature africaine francophone ?
Parodiant Aimé Césaire, nous pourrons dire, pour "ne pas être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective", que "l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question" ci-dessus énoncée.
J.-M. Devésa et ses amis africains ont vu et pensé clair ; à travers les notes consignées dans le Carnet, ils invitent à sortir de l’hypocrisie collective, entendre dangereusement "sans broncher aux conséquences" quelques vérités issues de leurs constats et de leurs analyses : savoir que la littérature africaine francophone "est une dépendance articulée du centre parisien, soit que celui-ci en invente les écrivains et les promeuve, soit qu’il les couronne en les consacrant" (p.24). Et pour être plus explicite, J.-M. Devésa soutient que "l’autonomie du champ littéraire francophone, dans ses diverses composantes est un leurre, car celui-ci n’est probablement qu’une "dépendance" articulée, un sous-champ dominé inclus à un champ littéraire français détenteur de la norme linguistique et dispensateur d’une légitimité dont les instances sont à Paris" (p.57).
C’est de cette affirmation, clairement énoncée que découle tout l’argumentaire du Carnet. Et ce constat bien analysé trouve sa résonnance chez Théo Ananissoh lorsque celui-ci affirme : "Au vrai, l’histoire littéraire africaine en langue française n’est pas extérieure au grand creuset intellectuel et littéraire français des XXe et XXIe siècles. C’en est une partie intégrante. Le communautarisme littéraire qui persiste et qui ghettoïse peu ou prou, il faut l’avouer, les auteurs africains et leurs productions, est de nature sociologique, politique, mais pas littéraire." (p.151)
"Quelquefois nous avons en face de nous un écrivain dont l’écriture est d’une pauvreté insigne, mais lui parle de l’engagement ; j’en suis désolé mais cet engagement-là tue la littérature."
Aucun des questionnements qui devraient surgir de la notion de littérature dite africaine de langue française n’est occulté dans le Carnet. Tout y est examiné sans tabou et surtout sans langue de bois.
En effet que peut-on réfuter chez B. Mongo-Mboussa lorsque, évoquant "l’engagement" supposé caractériser certains écrivains, il écrit : "Quelquefois nous avons en face de nous un écrivain dont l’écriture est d’une pauvreté insigne, mais lui parle de l’engagement ; j’en suis désolé mais cet engagement-là tue la littérature." Ou encore qu’objecter à Sami Tchak quand il relève, très incisif, certains auteurs et leurs œuvres érigées au rang de classiques : "Sous l’orage de Seydou Badian a été un classique… Il y avait non seulement des éditeurs pour publier ce genre d’ouvrage mais on enseignait ceux-ci à l’école. Malheureusement je ne relève aucune phrase littéraire dans ce roman. Sous l’orage est une rédaction scolaire de mauvaise qualité écrite par un médecin sans doute talentueux…". (p.112)
Sont en effet largement discutés, entre autres aspects de cette littérature, ce qui fait la qualité littéraire d’une œuvre, ce qui légitime et permet de couronner un écrivain, savoir si la qualité littéraire d’un écrivain s’évalue à l’aune des thèses qu’il inspire, les divergences des regards critiques sur un écrivain comme enrichissement fécondant ou source de cabbale, la notion de l’universel qui fait que l’écrivain "arrive à parler de l’être humain, c'est-à-dire de soi, des autres, de cette condition qu’on peut trouver en soi et qui reflète celle des autres" (p.110), etc.
En somme, Carnet africain devrait pouvoir éclairer, sinon nourrir, la réflexion de tous ceux qui s’intéressent aux littératures africaines francophones.