"Le Coup de cafard" ou comment dessiner l’innommable
Dans cette autofiction dessinée publiée aux éditions iLatina, Cécilia "Gato" Fernández, autrice argentine, raconte les abus sexuels dont elle a été victime enfant. En choisissant de créer un univers imaginaire parallèle plutôt qu’une simple autobiographie, l’autrice donne la parole à l’enfant, à ses yeux innocents qui ne peuvent pas encore mettre de vrais mots sur cette situation. "Une réalité si absurde qu’elle se fait fiction". Puissant.
Lucia marche dans les rues de Buenos Aires avec son frère. Lucia, c’est l’alter-ego fictif de l’autrice Gato Fernández. Ils croisent un cafard. Son frère raconte une histoire sur ce petit animal "invincible" qui serait partout et qui causerait les pires terreurs. Lucia s’enfuit en courant. Elle vient de rencontrer l’animal-totem de sa plus grande peur : son père. Ainsi débute l’histoire.
Autrice engagée, Gato Fernández milite depuis de nombreuses années et est devenue une référence pour le mouvement féministe argentin. Luttant pour la libération de la parole des femmes et pour la reconnaissance judiciaire des abus et des violences qui leur sont faites, elle décide après de nombreuses années de raconter son histoire.
Comment écrire et dessiner l’innommable ? Comment mettre en scène cette petite fille, victime d’abus sexuels par son père ? La réponse est, toujours, dans l’imagination. En créant son alter-ego de papier, Lucia, l’autrice imagine un univers onirique où se mêlent la réalité et les contes inventés par l’enfant. Jouant avec son grand frère, elle s’imagine en chevalier, l’épée dressée pour combattre tous les dangers. Puis elle se transforme en super-héroïne, vêtue de son maillot de bain et d’une cape de fortune. Mais la difficulté de toutes ces histoires, c’est qu’elles ont une fin et que la réalité finit par retrouver son chemin.
"Entre deux scènes, Lucia est protégée par son frère qui occupe ses pensées quand son père hurle à sa mère qu’il va la tuer. L’ambiance est pesante, atroce. Le poids familial semble s’alourdir, toujours plus."
Le cafard revient. S’infiltrant sous ses draps la nuit, la trouvant dans ses cachettes pour balader ses pattes dans des endroits interdits. Entre deux scènes, Lucia est protégée par son frère qui occupe ses pensées quand son père hurle à sa mère qu’il va la tuer. L’ambiance est pesante, atroce. Le poids familial semble s’alourdir, toujours plus. L’imaginaire de l’enfant, qui est presque le narrateur à part entière, apporte pourtant un léger flottement dans cet enfer. Comme lorsque Lucia pense avoir rencontré Dieu au fond de son bidet…
L’imagination a cela de merveilleux qu’elle permet de se créer tout un univers parallèle. Un lieu intime où personne d’autre que soi-même n’a le droit d’entrer. Le cafard ne peut pas y pénétrer. Dans ce monde-là, Lucia est dans un saloon, attablée au bar, entourée de tous ces jouets animés qui l’aident à ne pas regarder, un flou fictif pour laisser passer la douleur. Des petites souris qui encerclent son visage, jusqu’où jour où elles la forcent à voir... Impossible de se détourner plus longtemps de ce cafard géant.
La force de Gato Fernández est d’avoir raconté son histoire par un biais différent. En utilisant l’imaginaire débordant d’une enfant, elle nous présente presque un documentaire, sans abuser de métaphores larmoyantes ou d’émotions tonitruantes. Un énoncé des faits, sans porte d’espoir pour s’en sortir. Parce qu’il n’y a pas vraiment de fin pour cette enfance détruite, il y a seulement la possibilité de témoigner et de sensibiliser le plus grand nombre.
L’enfant imagine un autre monde parce que la réalité semble si peu réelle. Et c’est l’épée dressée au-dessus de sa tête, tel un crayon de papier, que Lucia/Gato clôture l’histoire.
Les éditions iLatina, installées à Ustaritz dans les Pyrénées-Atlantiques, sont spécialisées dans la littérature graphique sud-américaine. Publiant de nombreux textes et auteurs du patrimoine, elles ont créé la collection "Novelas Gráficas" pour donner la parole à des autrices et des auteurs émergents. Le Coup de cafard est la deuxième publication de cette collection.