1588 : les quatre saisons d’un Montaigne voyageur et diplomate
En signant Montaigne 1588 : l’aube d’une révolution aux éditions Fanlac, Anne-Marie Cocula nous plonge dans une année au cours de laquelle les guerres de religion font rage au cœur du royaume de France : Montaigne parviendra-t-il à réconcilier les deux Henri, le roi de France et celui de Navarre ?
Lorsque l’on pense à Montaigne, on l’imagine dans sa tour de Saint-Michel-de-Montaigne (24), travaillant dans sa "librairie", à l’abri du monde, rédigeant ses Essais. Le nouveau livre d’Anne-Marie Cocula, Montaigne 1588 : l’aube d’une révolution, met à mal cette image du sage retiré dans sa tour d’ivoire pour montrer un homme fortement impliqué dans la vie politique et sociale de son siècle. L’auteur nous confie : "Montaigne a toujours été aux affaires, et bien au-delà de ses quatre années de maire de Bordeaux entre 1581 et 1585. En 1588, il a un rôle politique et plus précisément diplomatique puisqu’on le charge d’une mission presque impossible : tenter de réconcilier, face aux ultra-catholiques de la Ligue, le roi Henri III, catholique, avec Henri de Navarre, protestant, futur Henri IV."
La professeure émérite de l’université de Bordeaux rend vivante pour les lecteurs cette année cruciale de l’histoire de France et de la vie de Montaigne. Suivant la chronologie des quatre saisons, l’auteure appuie sa démonstration sur un tableau de 1857 d’Eugène Devéria représentant Les Quatre Henri dans la maison de Crillon en Avignon. Ces quatre Henri, âgés de 20 à 25 ans, ce sont le roi de France Henri III, Henri de Navarre, futur Henri IV et chef du parti protestant, Henri de Condé, son cousin et allié, et Henri de Guise, meneur de la Ligue catholique. Sur les quatre, un seul aura survécu à l’été 1589, le Béarnais Henri de Navarre dont Montaigne est un proche. Assassinats et empoissonnements auront raison des trois autres, victimes d’une guerre civile d’une violence inouïe, la "monstrueuse guerre" entre des catholiques et des protestants irréconciliables.
"Un roi catholique sans descendant, Henri III, peut-il laisser le trône de France à un protestant, en l’occurrence Henri de Navarre ?"
Montaigne tente donc, en cette année 1588, de réconcilier Henri III, héritier catholique des Valois, et Henri de Navarre, le protestant. Anne-Marie Cocula précise : "Ce qui me semble intéressant sur cette période des années 1580 c’est qu’une querelle théologique entre protestants et catholiques va devenir un combat politique : un roi catholique sans descendant, Henri III, peut-il laisser le trône de France à un protestant, en l’occurrence Henri de Navarre ? L’idée d’un roi protestant, donc hérétique et exclu par la papauté, est proprement inimaginable pour l’ensemble des catholiques. Pour Montaigne et pour les soutiens à Henri IV, seule compte la loi du sang : il est l’héritier légitime et cette loi est au-dessus de tout." Le seigneur de Montaigne entreprend donc pour cela le voyage vers Paris et compte profiter de son séjour pour faire éditer une version plus complète de ses Essais par l’imprimeur Abel L’Angelier, comprenant les trois "livres". On suit les pérégrinations de l’homme déjà âgé - il a 55 ans - et les vicissitudes de son voyage : victime d’un guet-apens dans une forêt aux confins du Périgord et de la Charente, il réussit à sauver son précieux manuscrit.
Lui, qu’on imagine fervent défenseur de ses terres d’Aquitaine, ne tarit pas d’éloge sur Paris, qu’il atteint en février 1588 : c’est parce qu’elle représente à ses yeux le symbole même d’une France unie. Il écrit ainsi : "Je ne suis Français, que par cette grande cité : grande en peuples, grande en félicité de son assiette : mais surtout grande, et incomparable en variété, et diversité de commodités : La gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde." Sa mission de réconciliation des deux Henri s’avère quasiment impossible : la Ligue catholique menée par le duc Henri de Guise et les siens mettent le roi Henri III sous une pression si forte qu’il doit quitter la capitale et se réfugier à Chartres, puis à Rouen. La présence dans la capitale d’un soutien à Henri de Navarre comme Montaigne est rapidement connue des Ligueurs, et le Périgourdin sera même emprisonné quelques heures à la Bastille, en représailles à l’emprisonnement à Rouen d’un proche du duc d’Elbeuf.
C’est par une relecture pointilleuse des Essais qu’Anne-Marie Cocula reconstitue le déroulement du séjour de Montaigne au nord de la Loire. Elle précise : "L’important pour moi était de réfléchir sur le texte des Essais, d’y rechercher les phrases camouflées : j’entends par là que Montaigne y brosse de beaux portraits de personnages mais sans citer les noms, probablement par prudence car il souhaite ardemment être lu de son vivant, il n’écrit pas seulement pour ses descendants et pour la postérité, mais pour ses contemporains. Il est d’ailleurs très soucieux, de suivre lui-même l’édition de son ouvrage, qu’il annotera et enrichira presque jusqu’à sa mort."
"Toujours soucieuse de replacer les événements qu’elle décrit dans un contexte temporel ou géographique plus général, Anne-Marie Cocula tient aisément la main du lecteur et il n’est nul besoin de connaître la période des guerres de religion pour apprécier cet ouvrage."
À l’automne 1588, Montaigne séjourne en Picardie chez Marie de Gournay, toute jeune femme lettrée et désireuse d’assister l’auteur dans sa relecture des Essais et son désir de compléter le texte imparfaitement imprimé par Abel L’Angelier. Anne-Marie Cocula souligne à de nombreuses reprises le rôle essentiel des femmes en politique en cette fin de XVIe siècle, qu’il s’agisse de la reine Catherine de Médicis, de Marguerite de Valois ou de Charlotte de la Trémoïlle, directement impliquée dans l’empoisonnement de son mari Henri de Condé. L’auteure précise : "La Renaissance était une période plus favorable aux femmes – au moins pour celles qui étaient bien nées – que le siècle suivant, c’est une période de liberté, qui nous vient de l’Italie, des cours princières et de l’éducation domestique qu’elles ont reçues : elles savent le latin et le grec, sont des lettrées. Au contraire, au XVIIe siècle, elles vont être contraintes, en raison de la Réforme catholique, par les principes et le canon du Concile de Trente et passer en quelque sorte sous surveillance."
L’écriture à la fois claire et précise de l’historienne permet de suivre de manière très agréable le déroulement complexe de cette année charnière. Toujours soucieuse de replacer les événements qu’elle décrit dans un contexte temporel ou géographique plus général, Anne-Marie Cocula tient aisément la main du lecteur et il n’est nul besoin de connaître la période des guerres de religion pour apprécier cet ouvrage. La forme du livre concourt largement à le rendre accessible à un large public : le format presque carré de l’ouvrage en permet un maniement aisé et l’iconographie en couleur est à la fois riche et originale. Alice Tardien, qui a dirigé son édition, précise : "Nous avons fait un travail énorme sur la recherche iconographique, avec des illustrations qui sont presque toutes du XVIe siècle : l’idée était de plonger véritablement le lecteur dans cette atmosphère de l’époque, à la fois par le texte et par les images."