Kant et la petite robe rouge
Les éditions do publient cet automne Kant et la petite robe rouge, premièrement édité en 2012 par La Cheminante. Le texte de la Franco-Marocaine Lamia Berrada-Berca raconte l'histoire d'une jeune femme portant la burka sous la pression de son mari et qui découvre peu à peu le libre arbitre à travers les lumières kantiennes.
Dès le début tout est en place, la femme (une femme), la robe, le désir, le mari, le silence, l’ignorance. Une robe rouge dans une vitrine, s’opposant à une longue tunique noire portée par la femme découvrant la robe rouge en vitrine, et le désir qu’elle fait naître. Deux vêtements féminins que tout oppose ; on pourrait dire aussi que tous opposent puisque l’un, rouge, est un des archétypes du désirable, du corps exposé, mis en valeur et l’autre celui du corps masqué, abrité du regard et du désir, écartant ce dernier.
Le reste du livre sera une façon très lente de tisser entre eux ces motifs essentiels, simples, en leur rajoutant une ou deux pièces maîtresses, pas plus : une petite fille, celle de la femme, censée représenter une nouvelle génération, une enfant qui colorie beaucoup avec beaucoup de couleurs (le rouge), un livre (Kant) déposé sur le paillasson du voisin de la femme et une marmite, dans laquelle elle cachera le livre qu’elle finira par dérober et la robe qu’elle finira par acheter.
La jeune femme est une immigrée d’un pays arabe à qui son mari a promis le bonheur et la vie occidentale. Évidemment il n’en sera rien. Elle ne sera pour lui qu’un objet domestique, de plaisir solitaire, de reproduction et de domination. Et de l’Occident elle ne verra que quelques trottoirs autour de chez elle plus, progressivement, l’école et la maîtresse de sa fille, l’hôpital où sera soignée l’enfant quand elle cessera de parler, la boutique et la vendeuse de la robe rouge et le voisin destinataire du livre.
Le livre est Qu’est-ce que les Lumières ? d’Emmanuel Kant comme le lui apprendra la maîtresse de sa fille à elle, l’analphabète. Idée formidable qui suffit d’une certaine manière à justifier le livre. De ce motif-là, en tout cas, en naissent quelques-unes des plus belles pépites :
"- Il est si commode d’être mineur, lit d’une traite la petite fille (…) Mineur ? - Continue ! demande la mère (…) - Sapere aude. (Le petite fille prononce "Ode".) Ait le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières." Et, plus tard, "Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre".
Le livre de Kant grandit en quelque sorte celui qui le contient, Kant et la petite robe rouge, comme il grandira peu à peu la mère et sa fille. Il est heureux que Lamia Berrada-Berca soit allée chercher un texte de cette rigueur pour dépassement de l’horizon du sien et de la femme qu’elle évoque.
À cette femme qui n’adresse la parole à personne pendant la journée, n’a à peu près aucune conversation avec son mari, et donc en quelque sorte est absente à la langue, le livre de Kant apporte une trouée immense. La langue est l’infini de chacun d’entre nous. Encore faut-il en avoir un accès, aussi réduit soit-il. Car avec la langue se nouent l’intériorité, la subjectivité et donc le désir ; toutes choses dont cette femme en quelque sorte est coupée par le poids des dominations masculines et mortifères pesant sur elle.
"Le livre ne comporte d’ailleurs aucun numéro de page mais des fragments chiffrés comme s’il avançait plus à la façon d’une mélodie que d’un texte. Il y a du oud dans son fond sonore, ses tristesses, ses plaintes, ses deuils mais aussi ses croyances."
Étrangement d’ailleurs, très joliment, le texte est parfois d’un français dans lequel s’entend la langue arabe, ses éternels retours sur elle-même, sa façon de méloper lentement, sourdement. C’est notamment très vrai d’un début s’enroulant sur lui-même pour très progressivement annoncer ses motifs. Le livre ne comporte d’ailleurs aucun numéro de page mais des fragments chiffrés comme s’il avançait plus à la façon d’une mélodie que d’un texte. Il y a du oud dans son fond sonore, ses tristesses, ses plaintes, ses deuils mais aussi ses croyances.
La robe rouge est l’autre fil du récit, une féminité résistant à son effacement. Quelques très beaux passages l’évoquent : "Quand le mari rentre, tout a disparu. Le livre dans la marmite, la petite fille dans sa chambre, la jeune femme dans sa cuisine."
La femme, après l’avoir cachée, finira par la porter pour aller voir le forcément très beau et séduisant, gentil, intelligent et bienveillant voisin. On est dans le conte de fée pour adultes. On aimerait que la réalité soit aussi inventive, généreuse. Mais c’est ainsi, les livres ont parfois pour fonction de faire croire que face au mari rendu stupide par sa croyance masculiniste, existe forcément un voisin féministe au regard de braise.
"Une robe est une forme d’idée", écrit Lamia Berrada-Berca. Robe vient en fait de dérober, de voler, de larcin. Désirer une robe est parfois désirer prendre une autre forme que la sienne, en changer, se dérober à cette image de soi imposée par des lois archaïques et limitantes. Kant ne dit rien d’autre. Devenir soi-même est souvent devoir se voler soi-même et certainement se dérober à des injonctions écrasant par avance le désir. Nul doute que les contes ont pour fonction de le rappeler.
Kant et la petite robe rouge
Lamia Berrada-Berca
Éditions do
Octobre 2021
104 pages
13 euros
ISBN : 979-10-95434-36-8