L'Homme qui penche
"tu es l’aile que l’ange envie dans sa ténèbre"
Est-il possible de porter la poésie pure à l’écran ? Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury ont relevé le défi avec beaucoup de sensibilité et de détermination. Leur film L’Homme qui penche, titre éponyme de l’œuvre de Thierry Metz1, poète majeur du XXe siècle et maçon, soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et le Département du Lot-et-Garonne, sort en salle le 8 décembre. À voir sur grand écran.
Thierry Metz est un poète quasiment inconnu, dont le recueil L’Homme qui penche a été écrit pendant le séjour de l’auteur à l’hôpital psychiatrique de Cadillac en Gironde. Comment Thierry Metz s’est imposé dans vos projets de réalisation ?
Marie-Violaine Brincard : L’Homme qui penche est un de mes livres de chevet, c’est le premier livre que j’ai offert à Olivier. Nous avons plongé dans cette œuvre dans laquelle nous nous sommes retrouvés.
Olivier Dury : L’écriture de Thierry Metz résonne avec notre démarche de travail. Il s’intéressait beaucoup à ceux que l’on ne voit pas, que l’on entend pas : les ouvriers sur les chantiers, les travailleurs saisonniers ou les gens à l’hôpital psychiatrique… ceux que l’on appelle les invisibles.
M.V.B. : Ceux aussi qui sont mal regardés ou mal perçus. Thème que nous avons abordé dans un précédent film : Si j’existe, je ne suis pas un autre sur la vie des jeunes de banlieue en Seine-Saint-Denis, là où nous habitions alors. Nous avons voulu montrer que les images véhiculées par les médias ne correspondent pas à ce que nous pouvions constater au quotidien.
L’écriture de Thierry Metz est très altruiste. Il avait un engagement absolu dans la création et disait ne vouloir être que poète, il refusait d’embrasser une carrière car il estimait que si c’était le cas, il n’écrirait pas. Ce que nous avons aussi aimé chez lui c’est son refus d’établir une hiérarchie entre les hommes, c’est un point de vue politique en réalité.
O.D. : Ce qui nous a décidé à faire ce film, c’est la question du langage et des mots, au cœur de l’œuvre de Thierry Metz et essentielle aussi pour nous.
Nous vivons dans une époque où tout est étrange, où tout le monde dit n’importe quoi, dans tous les sens : ces mots que l’on vide de leur substance, de leur sens. Son travail d’écriture montre l’importance qu’il accordait au choix des mots. Tout au long de son parcours poétique, sa recherche s’est portée sur la simplicité ; pour lui les mots devaient être accessibles à tout le monde.
M.V.B. : Son écriture est une véritable proposition de cinéma : très dépouillée mais en même temps elle nous emmène très loin. Il y a une grande profondeur dans sa simplicité et, pour nous, c’est un défi cinématographique que l’on s’est donné…
O.D. : Et puis il y a cette fascination pour la nature : les oiseaux, les arbres… qui sont aussi en quelque sorte les "invisibles" de notre monde.
Dans le film, vous racontez un parcours de 20 ans de vie et de création à travers sa poésie. Comment investit-on un champ poétique aussi puissant à travers la caméra ?
O. D. : Nous voulions absolument éviter de nous mesurer à lui et d’"illustrer" son travail. Le moyen que nous avons trouvé est une rencontre, c’est-à-dire de faire se rencontrer l’univers de Thierry Metz et le nôtre, sans hiérarchie.
Nous avons lu et relu ses textes, et aux moments des repérages, habités par Thierry Metz, nous allions voir les lieux où il a vécu, où il a travaillé… sans chercher à imaginer comment on allait traduire tel ou tel poème.
"Nous avons retrouvé l’arbre, les oiseaux et tous les motifs poétiques autour de cette maison qu’elle a habitée avec son mari, qui est centrale dans l’œuvre de Thierry Metz jusqu’à la fin de sa vie, jusqu’à L’Homme qui penche, alors même qu’il l’avait quittée."
M.V.B. : En amont, nous avons réalisé un gros travail de documentation autour de Thierry Metz. Nous avons rencontré de nombreuses personnes qui l’ont connu pour définir les contours de sa personnalité car nous ne l’avions jamais rencontré. Nous avons notamment échangé avec Françoise Metz, sa veuve. Lorsque nous lui avons demandé quelles étaient les sources d’inspiration du poète, elle a répondu : "Autour de la maison". Nous avons retrouvé l’arbre, les oiseaux et tous les motifs poétiques autour de cette maison qu’elle a habitée avec son mari, qui est centrale dans l’œuvre de Thierry Metz jusqu’à la fin de sa vie, jusqu’à L’Homme qui penche, alors même qu’il l’avait quittée. Nous avons beaucoup tourné dans les paysages environnants et à différentes saisons pour saisir quelque chose des lieux qui parcourent ses poèmes. Au point de départ, il y a beaucoup de recherches, traversées ensuite par notre propre sensibilité.
O.D. : Tous les lieux sont authentiques : la maison, les plans de nature autour de la maison, la ferme où il a réellement travaillé, le pavillon Charcot de l’hôpital psychiatrique de Cadillac où il a été soigné, etc. Nous sommes allés au plus près de ce qu’il a vécu.
Des poèmes sont lus en voix off par vous-même Olivier Dury sans jamais qu’apparaisse la figure de Thierry Metz. On décèle sa présence dans les lieux que la caméra explore. On perçoit une résonance entre les poèmes lus et les scènes du film qui nous fait pénétrer au plus profond de l’être de Thierry Metz. Comment construit-on ce langage cinématographique ?
O.D. : Nous cherchions à trouver où et comment Thierry Metz a écrit ses poèmes, ce qui l’inspirait. Et nous, nous cherchions ce qui nous inspirait dans ces lieux qui étaient les siens. Cette rencontre, entre les textes du poète, les images et les sons, a été préparée en amont, mais elle a été longuement travaillée au montage, par tâtonnement.
M.V.B. : À partir de la sélection des textes qui nous apparaissaient les plus significatifs, les plus représentatifs du récit de sa vie, nous avons mis en relation, en correspondance, les poèmes lus pour la plupart dans leur intégralité, sans réécriture.
Le film a demandé deux ans de montage. Il nous fallait trouver la cohérence et le rythme interne du film pour que ça fonctionne pendant une heure et demie. Dans notre façon de faire des films, nous recherchons la poésie que nous essayons de restituer.
O.D. : L’écueil que nous avons voulu absolument éviter, c’est de "faire poésie", de faire "joli". Nous avons juste prêté une attention encore plus grande au monde pour restituer son travail.
"Pour nous, il nous importait d’aller chercher la lumière dans cette descente aux enfers."
On sent aussi la progression de "l'homme qui penche" vers sa chute…
M.V.B. : La destinée de Thierry Metz est une tragédie. Mais pour nous, il nous importait d’aller chercher la lumière dans cette descente aux enfers. Nous avons fait le choix de la chronologie des recueils. En suivant cette progression dans le film, nous avons mis en lumière l’évolution de son écriture. Jusqu’au bout, même si les choses s’assombrissent, la lumière jaillit de son œuvre.
Comment s’est passée la production du film ? Et sa diffusion ?
O.D. : Nous avons été heureusement surpris par le désir des commissions de voir ce film porté à l’écran. Nous avons eu l’avance sur recettes du CNC.
M.V.B. : Le projet a aussi été très bien accueilli à la Région Nouvelle-Aquitaine qui a accompagné le film tout au long du processus, de l’écriture et la production. Le Bureau d’accueil des tournages 47 du Département du Lot-et-Garonne a été enthousiaste dès le départ et nous a beaucoup soutenus.
O.D. : Nous avons réussi à financer le film correctement. Il a été projeté en 2020 au Polygone Étoilé à Marseille et à La Clef à Paris dans une salle occupée. Ces projections ont été suivies par de très beaux échanges. Thierry Metz n’aurait certainement renié aucun de ces deux lieux.
Il a été sélectionné dans plusieurs festivals : Cinéma du réel 2020 – mais malheureusement cet événement a débuté la veille du confinement et a été interrompu – et dans plusieurs festivals "confinés"2. Sa sortie a été retardée d’un an en raison de la pandémie, mais nous sommes heureux de l’accompagner bientôt.
1 Publié la première fois par Didier Schilinger et Didier Periz des éditions Opales en 1997
2 Sélections internationales :
2020 Ji.hlava International Documentary Film Festival (République Tchèque) – Mention spéciale
2020 Doclisboa (Lisbonne, Portugal)
Olivier Dury et Marie-Violaine Brincard
Diplômé de la Vancouver Film School au Canada, Olivier Dury est cinéaste et chef opérateur. Il réalise en 2008 son premier film documentaire Mirages, puis Sous le ciel en 2012. Il écrit aujourd’hui une fiction.
Agrégée de lettres modernes et diplômée d'un master 2 de réalisation audiovisuelle, Marie-Violaine Brincard enseigne la littérature et le cinéma. Elle réalise son premier film en 2010 au Rwanda, Au nom du Père, de tous, du ciel. Après Si j’existe, je ne suis pas un autre en 2014, L’Homme qui penche est leur seconde coréalisation.
Ils développent actuellement un essai documentaire au Tadjikistan, Sur l’abîme, et un film avec les habitants du centre psychiatrique de Cadillac, C’est le soleil qui éclaire la lune.