"Une vie dans les cases" : une autobiographie de Thierry Groensteen
Une vie dans les cases est une autobiographie au seuil de la retraite de Thierry Groensteen, connu pour avoir beaucoup œuvré pour la bande dessinée : passé par tous les métiers du genre, il porte une responsabilité certaine en son accession au rang de 9e Art. L’ouvrage retrace la vie du "commis voyageur de la bande dessinée", illustrée par un carnet photographique central et par François Ayroles. Au fil des anecdotes plus ou moins connues de l’histoire du genre, on y suit le regard d’un passionné, d’un sujet à l’autre, d’une époque à l’autre.
Journaliste dans les colonnes du Soir puis du Monde, directeur de musée et commissaire régulier d’exposition au musée de la bande dessinée et ailleurs, rédacteur en chef des Cahiers de la bande dessinée chez Glénat, éditeur pour l’an 2, directeur de collection ailleurs, auteur… Thierry Groensteen se décrit à juste titre comme le "commis voyageur" du 9e art. Et il aura voyagé dans à peu près tous les métiers de la bande dessinée francophone, avec l’intention déclarée d’explorer le continent qu’est la bande dessinée. Et c’est bien un tour d’horizon du domaine qu’il propose à travers son expérience, en s’arrêtant sur chacun des métiers qu’il a pu exercer. En guise d’intermèdes dans ce récit de carrière, des chapitres sont consacrés à des passions diverses : aux sources de la BD avec Töpffer, auteur et théoricien de la bande dessinée (que Thierry Groensteen défend comme véritable créateur de la bande dessinée à la place d’Outcault et de son Yellow Kid), sa part dans la fondation de l’Oubapo (Ouvroir de bande dessinée potentielle), ou encore son rapport tout personnel à Hergé. La bande dessinée apparaît comme une passion exhaustive et totale dans la vie de Thierry Groensteen (en témoigne l'encyclopédique, un projet de dictionnaire).
Une autobiographie à fabriquer
L'un des mérites d’Une Vie dans les cases est d’offrir de nombreuses perspectives : c’est à la fois le récit de la constitution d’une bibliothèque imaginaire, ou celle d’un fonds dont il a eu la charge (celui du Centre national de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, CNBDI, qui deviendra la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image), et enfin celle de la bibliothèque personnelle d’un passionné de BD, qu’il remplit au fil de ses diverses collaborations.
C’est aussi le récit d’un Belge qui découvre la bureaucratie à la française, et ses guerres de clochers qui entravent (et souvent enterrent) les projets. Et ils sont nombreux les projets avortés, abandonnés ou renvoyés aux calendes grecques au fil des 220 pages (de nombreux livres, et autres études et expositions, et la fameuse réplique de la fusée de Tintin un temps envisagée à Angoulême). Thierry Groensteen les mentionne comme pour les suggérer à l’éventuel courageux qui se sentirait le cœur de les reprendre, plutôt que par simple regret.
Enfin, cette autobiographie est aussi le récit d’un art qui devient adulte : étape par étape, on assiste à la structuration du champ de la bande dessinée, avec son histoire, ses fondateurs, ses théories, ses chercheurs et ses résistances – et Thierry Groensteen aura eu la main dans l’établissement de tous ces repères du 9e art. Point alors le débat contemporain qui traverse toutes les cultures dites populaires ayant atteint un certain niveau de reconnaissance : quel rapport entretenir avec la culture classique de plus en plus fragilisée ? Thierry Groensteen défend résolument la valeur de la bande dessinée, tout en regrettant le recul de la culture classique.
Une vie hors des cases
On peut s’interroger sur le titre. Une vie dans les cases a le mérite d’obéir aux convenances titulaires contemporaines – un jeu de mot, un double sens, mais ici le sens semble moins importer que l’affinité thématique avec le sujet. L’affinité est certaine : Thierry Groensteen a œuvré toute sa vie pour la bande dessinée, et pourtant l’a-t-il fait en restant dans les cases ?
On avancerait qu’il s’agit davantage d’une vie dans les marges, qui en bande dessinée sont aussi des gouttières, ces couloirs qui séparent les cases, ou plutôt, ce mortier invisible qui créé et maintient le récit du 9e art. Gouttières qu’il emprunte pour passer d’un univers à l’autre, car ce sont précisément ces passages transversaux d’une passion à l’autre qui forment le véritable fil rouge de la vie qu’il nous présente : davantage qu’une passion pour la bande dessinée, c’est une passion pour le récit, qui s’exprime notamment à travers son goût omniprésent du théâtre, aussi vieux que son goût de la bande dessinée.
Une vie dans les cases de Thierry Groensteen
Illustré par François Ayroles
PLG
2021
235 pages
15 euros
ISBN : 2917837403