L'art, le territoire et les remèdes de sorcières : balade en Limousin
Dans Ralentir dans les virages, publié chez Flblb, Lénon nous fait partager sa "croisière de l'art", organisée par le Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine, et emmène son lecteur à la découverte des richesses culturelles et naturelles du Limousin.
La bande dessinée aurait pu ressembler à un guide sur ce qu'il y a à voir et à faire, en matière d'art contemporain, dans l'ex-région Limousin, mais Lénon y a préféré la déambulation, sans hiérarchie ni parcours prédéfini. Pour point de départ, elle choisit Vassivière, haut lieu de culture à cheval sur la Creuse et la Haute-Vienne, et dont l'île artificielle accueille le Centre international d'art et du paysage, puis vadrouille entre le Centre d'art contemporain de Meymac, la galerie Lavitrine de Limoges et le gîte municipal de Saint-Sulpice.
Le propos, toutefois, est loin d'être touristique. L'autrice ne vante pas les mérites de tel ou tel établissement, mais donne à voir, simplement, les lieux, les artistes, les visiteurs. Elle ne se s'attache pas à expliquer précisément le projet porté par ces structures culturelles, leur historique ou les grandes figures qui ont permis d'investir ce territoire. Le principe même de "croisière de l'art" du Frac-Artothèque est à peine évoqué. Il s'agit plutôt d'un témoignage sur ce qu'elle y voit au jour le jour, lors d'une visite, d'une participation à un atelier, d'une rencontre, une expérience éminemment subjective, ponctuée de visites à son père en fin de vie. Les ellipses ne cherchent pas à être comblées, le récit se passe d'exhaustivité, et entretient une sorte d’impressionnisme parfois émaillé d'échanges très spontanés.
"Lénon retranscrit la parole donnée aux artistes, tout comme elle redessine chaque œuvre évoquée, par son trait simple et lâché."
L'immersion proposée par cette "croisière" permet non seulement de découvrir lieux et créations artistiques, mais aussi de bénéficier d'éclairages sur les œuvres, par des médiateurs et parfois par les artistes eux-mêmes. Des ateliers sont l'occasion de mettre la main à la pâte, de découvrir le processus de création, sa dimension expérimentale, suivant des contraintes données, ou au contraire, s'en affranchissant. Lénon retranscrit la parole donnée aux artistes, tout comme elle redessine chaque œuvre évoquée, par son trait simple et lâché.
Mais plus que la découverte de ce programme, la force de ce récit repose dans le regard que porte l'autrice sur l'art contemporain. Au même titre que Pennac égrène sans complexe les droits du lecteur, Lénon se positionne très librement dans sa découverte des œuvres, s'octroyant le droit de ne pas suivre un débat dont le sujet l'angoisse, ou de ne pas expérimenter une création numérique, sans jugement sur le fond, mais parce que les écrans et les algorithmes sont, dit-elle, suffisamment présents dans sa vie. Libre dans son expérience et sa déambulation comme elle l'est dans sa narration, elle propose une expérience artistique décomplexée, spontanée, vivante.
Entre les rencontres, les commentaires de l'autrice et les courtes tranches de vie avec son père, mille autres petits sujets font leur apparition, furtivement : la maladie, mais aussi le rapport au genre, la nature, la vérité. Les questionnements sont toujours simples et d'une grave profondeur. On se garde bien d'y répondre : les questions restent en suspens, parfois accompagnées de bribes de réponses. Il est évident, au bout de quelques pages, que le sujet de Lénon n'est pas tant les lieux et les œuvres qu'elle observe, que notre rapport à l'art, à ce qu'il peut produire sur nos pensées, notre vécu, notre lecture du monde.
Notre rapport à l'art et à la nature.
Car sans être mis au même niveau, art et nature y sont intrinsèquement liés, et avant tout par le territoire, avec cette géographie marquée par des paysages caractéristiques : l'île lacustre de Vassivière et ses vastes étendues où l'art s'expose en plein air, le plateau des mille vaches, l'intrigant chalet de Saint-Sulpice lui-même œuvre d'art. Les créations présentées font par ailleurs la part belle aux matériaux naturels. Les artistes travaillent le bois, la roche, les feuilles, jouent de ces matériaux périssables, accessibles, en constante transformation. Et puis il y a, attachant fil rouge, le personnage d'Anastacia, originaire d'Angola, à la fois mère bienveillante et sorcière qui n'a de cesse d'apprendre à Lénon les propriétés des plantes, qui prennent peu à peu autant d'importance que les œuvres d'art. Son insatiable soif de dénicher les trésors des prairies et bosquets donne à cette nature limougeaude quelque chose d'exotique, de l'ordre du merveilleux, d'un terroir immémorial et universel. L'art, comme la nature, peuvent parfois guérir les blessures, et nous donner à voir le monde autrement.
Cette déambulation autour de l'art en milieu rural et par temps de Covid se clôt finalement par cette sentence aux allures de promesses : "On se débrouillera". On se débrouillera face aux innombrables défis de ce siècle, avec les moyens du bord, avec la créativité, avec la nature, l'absence de jugement et la force du groupe. Et on ralentira dans les virages.