L'Œil du STO
L’Œil du STO de Julien Frey et Nadar, aux éditions Futuropolis, nous fait revivre une période noire de l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, celle où cette dernière imposa le Service du travail obligatoire à des centaines de milliers de travailleurs français pour participer à l’effort de guerre allemand. L'album est en lice pour le prix littéraire des lycéen/nes et apprenti/es de Nouvelle-Aquitaine De livre en livre.
Justin fait partie de ces hommes qui ont subi le STO. L’action se déroule sur deux périodes en alternance, celle de la guerre et celle de la fin des années 70 lorsque Justin doit prendre sa retraite. Accepter l’idée que l’année 1943 soit comptabilisée pour sa retraite n’est pas envisageable pour lui. Cette année est à la fois la pire qu’il ait connue mais aussi celle qui lui a permis de concrétiser son amour pour Renée, sa femme, sa "jolie de l’imprimerie", la mère de ses deux filles. Difficile dans ces conditions d’en nier l’existence et pourtant, elle le hante : il se sent, en quelque sorte, sali par le STO. Justin a-t-il raison d’agir de la sorte ou bien est-ce sa fille qui est dans le vrai : il doit accepter qu’il n’était pas volontaire ? Le lecteur est invité à se faire un avis et il lui faudra bien le temps de la lecture pour y arriver tout en s’immergeant dans la vie des années 40, du Paris des cafés, des abattoirs de la Villette, des guinguettes et de l’accordéon...
Dès la première de couverture, tout est posé. Au centre d’une foule en mouvement, Justin, surpris, est embrassé par Renée qui se hisse sur la pointe des pieds. Il est à contre-courant des autres, arrêté dans son élan par le baiser déposé sur ses lèvres. Tout cela sous l’œil d’un policier français, au premier plan, aux pieds duquel, s’inscrivent en lettres rouges, le titre : L’Œil du STO. Titre énigmatique mais si l’on y réfléchit, on peut lui trouver bien des sens : l’œil – regard de la police qui voit tout, l’œil de Caïn – culpabilité de Justin, l’œil – cœur du cyclone dans lequel il se trouve, l’œil que perdra Justin pour tenter de rentrer en France...
C’est la deuxième fois que Julien Frey et Nadar s’associent pour un album. Leur Avec Édouard Luntz, sur les traces d’un cinéaste des années 60, était déjà une réussite. Ils récidivent ici, toujours à la recherche d’un passé à faire revivre.
Mais cette fois-ci, Julien Frey s’est inspiré de l’histoire du grand-père de sa femme pour créer le personnage de Justin. Et l’album fourmille de renseignements afin que nous puissions cheminer, nous aussi, dans cette histoire, de l’annonce de la guerre à 1984 : suivre les péripéties de Justin, ce jeune garçon de café plutôt débrouillard, et comprendre l’époque, se rendre compte avec lui que le STO n’était pas une collaboration mais bien du travail forcé pour des Français contraints d’y aller. La référence à Cavanna et à son roman Les Russkoffs n’est pas anodine et est une belle citation. Le cheminement est long pour Justin et le lecteur le suit pas à pas s’interrogeant au fur et à mesure, découvrant les différents aspects de cette histoire. Non, le doute n’est pas permis. Oui, les travailleurs des STO sont des victimes et non des collaborateurs.
"La case peut être cernée de noir ou de blanc, fond noir ou fond blanc, les personnages en sortent parfois dans les moments de danse, de promenade ou dans la fameuse scène du baiser."
Nadar met son dessin au service de cette histoire terrible en choisissant d’utiliser la planche comme narration : de l’immense case d’une page pour entrer dans l’histoire, ou pour nous faire basculer d’une époque à l’autre ou encore pour signaler l’importance d’un événement, la présentation au Lagerführer par exemple, à la double page de son retour en France, dans la clandestinité, dans les bras de Renée, en passant par des cases de toutes les formes qui surprennent le lecteur par leur diversité. En effet, la case peut être cernée de noir ou de blanc, fond noir ou fond blanc, les personnages en sortent parfois dans les moments de danse, de promenade ou dans la fameuse scène du baiser. À d’autres endroits, elle n’existe plus : sur une même planche cohabitent des cases régulières et des espaces non cernés comme en liberté en opposition au cadre.
Justin vit sous nos yeux et nous l’accompagnons partout du début de la guerre à son retour en France après le voyage en Guyane, au moment de sa retraite. On entend ce qu’il entend, on souffre avec lui, on attend qu’il prononce les mots que sa fille l’implore de prononcer pour qu’il se libère et l’on est suspendu à ses lèvres jusqu’à ce qu’il les dise. Même les onomatopées font partie du dessin : les sirènes dans le camp, les bombardements ou même les cris des singes hurleurs en Guyane.
La postface de Raphaël Spina, historien, professeur agrégé à l’université d’Aix-en-Provence et auteur d’Histoire du STO, nous apporte quelques informations supplémentaires et indispensables sur ces travailleurs du STO. Le 16 février 1943, Laval promulgue une loi afin que tous les hommes nés entre 1920 et 1922 partent en Allemagne. Le départ de Justin se fait le 11 mars 1943. 165000 personnes y sont envoyées en six semaines, ce qui représente le "pire exil de civils de notre histoire". Belle idée que ce dernier texte car une fois la lecture de l’histoire de Justin achevée, on a envie d’en savoir plus. C’est la première bande dessinée sur le sujet et c’est quelque chose que, sans le passer sous silence, on ignore un peu. Le STO a existé, on le sait, mais qu’en est-il exactement, dans les détails ? Peu d’entre nous le savent, et encore moins les nouvelles générations…
C’est aussi ça la force de ce livre : chaque âge y trouvera un intérêt. L’Œil du STO ancre dans la réalité une page d’histoire par l’intermédiaire de Justin qui revit dans le Paris des années 40, jeune, et plus âgé dans celui des années 70. Il porte sur ses épaules cette culpabilité douloureuse, comme il porte sur ses épaules sa petite fille, au début. Et l’on peut se demander ce que l’on aurait fait à sa place : partir ? fuir ? résister ? Choix impossible et complexe. Cet ouvrage trotte longtemps dans la tête, par ce qu’il nous donne à voir, à lire et il nous invite à réfléchir à ces destins oubliés, tous ces individus qui ont agi du mieux qu’ils le pouvaient dans une époque des plus absurdes.
Merci à Julien Frey et à Nadar de nous avoir fait rencontrer Justin.